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Des bruyères aux chaumes
7ème mouvement
Grand Ballon












Septième mouvement (pour orchestre)
Grand Ballon

Allegro con fuoco
Molto maestoso con anima
Presto vivace assai


Partout, le ciel s'est ouvert sous l'ordre du vent qui chassait les nuages. L'horizon s'étend sans bornes, étagement en dégradé qui se fond dans l'azur.
Face au vent, d'escarpement en escarpement, le fil invisible qui le conduit s'en va vers une apothéose.
Tout au loin, au-delà des rochers, des falaises et des précipices vertigineux où se noie le regard, comme le faîte d'un toit, c'est l'aventure escarpée, la marche triomphale qui s'acharne à monter jusqu'à la coupole byzantine du Grand Ballon.
Une ample mélodie s'élève de la montagne, dont les accords s'étagent en gradins, doucement d'abord, puis avec noblesse, puissance et majesté pour atteindre le dernier promontoire ouvert sur l'infini. Tout au fond, comme un reflet d'un autre monde, comme une merveilleuse promesse au-delà du faîte de la vie entrevu au bout du chemin, s'étend une longue frise, ciselure d'argent et de diamant, dentelle ourlée de soleil, dont les noms chantent sous l'archet du vent. Il reconnaît d'abord le Säntis et les montagnes de Glaris, le Vorarlberg et les confins de l'Autriche. Il devine la masse irisée du Titlis, puis montre la faille béante qui sépare le Wetterhorn du Schreckhorn, et s'attarde avec émerveillement sur les trois géants, Eiger, Mönch, Jungfrau. Puis viennent la calotte du Breithorn, les dents du Gspaltenhorn, le triple sommet de la Blümlisalp. La frise s'étire enfin au-delà des Diablerets jusqu'aux portes du Mont Blanc.
Le vent frémit de joie, les violons tiennent de longues notes qui brusquement s'animent, se répètent, se chassent et se défont dans un tourbillon.
Il a ramené les nuages qui masquent l'avenir,
l'enchantement s'est éteint.
Une pluie fine noie la crête.
Une brume enveloppe le toit des Vosges.
Tout est gris.
Près de l'Hôtel du Grand Ballon,
de rares touristes regagnent leurs voitures
et fuient ces lieux inhospitaliers.
C'est l'heure où le vent enchante la montagne,
l'heure du sortilège, l'instant de magie où le réel n'existe plus,
où le monde est cosmos, où tout n'est que beauté.
C'est l'heure où vent et montagne tendent la main aux poètes.
La chaume est luisante.
Emporté par les violons, j'ai gagné le sommet.
Je suis arrivé sur le toit des Vosges.
Il n'y avait rien autour de moi,
rien que cet orchestre et cette immense symphonie
qui résonnait à mes oreilles au souffle du vent,
à la gloire du Créateur.
Enveloppé de nuage, de vent, et de musique,
j'ai contemplé l'invisible.
Alors, d'un seul coup,
le ciel s'est déchiré,
les nuages ont roulé, tourbillonné, glissé, coulé, tournoyé,
ils se sont tordus, déformés,
ils révélaient des pans de montagne,
les forêts du Storkenkopf, la crête du Ventron ou la ferme du Haag.
Un liséré d'or ourlait l'horizon,
qu'un nuage venait voiler,
découvrant un autre carreau de cette mosaïque merveilleuse
qui semblait directement sortie des mains du Créateur.
Puis les nuages s'élançaient vers moi,
grimpaient le long de la pente,
s'effilochaient, m'enveloppaient, s'écartaient encore,
et m'offraient tant d'admirables visions que je ne pouvais plus quitter le sommet.
Le nuage de nouveau m'a environné, et l'enchantement a cessé.
J'avais les yeux pleins de soleil,
les oreilles pleines de vent et de musique.
Les violons continuaient leur danse fougueuse, pendant longtemps, avec eux, j'ai rêvé, seul devant l'infini.
Puis les autres instruments sont entrés dans la ronde et l'orchestre s'est groupé dans une large mélodie, pleine de grandeur, de solennité et de majesté à la gloire du monarque des Vosges.
Ils chantaient les forêts et les rochers qui montent à l'assaut de ses pentes, comme une armée en rangs serrés.
Ils chantaient, en quelques notes à la fois joliment pastorales et inquiétantes, le petit lac qui dort dans une conque profonde et que hante une terrible légende. Il faut éviter ses bords les soirs d'orage, de crainte de rencontrer l'âme noire du fermier sacrilège qui avait volé ces lieux et qui fut englouti avec son champ, ou les ombres des sept frères submergés avec leur convoitise, en essayant de s'approprier la carrosse d'or qui repose au fond du lac et sort les nuits de pleine lune.
Ils chantaient la ligne des Vosges qui s'étire vers le Hohneck, et au fond la rangée de sentinelles et de créneaux qui mène des Ventron et des Drumont jusqu'à la sombre barrière du Ballon d'Alsace.
Dans le déchaînement de l'orchestre, voici qu'on reconnaît la fanfare qui célébrait la gloire du Fleckenstein et de ses vassaux.
On distingue le puissant hymne du Wintersberg, puis le basson redit la mélodie des celtes.
La cantate du Taennchel et la chanson du Brézouard retentissent à leur tour, entraînées par le vent, comme si le grand Ballon attirait tout à lui, comme s'il voulait rassembler les Vosges étendues devant lui.
La mélodie ample, puissante, pleine de feu, semble vouloir récapituler tout ce qu'elle a vu, et tout ce qu'elle a laissé de côté, comme si le vent éprouvait du remords à être resté si peu de temps dans les endroits qu'il visitait.
Mais petit à petit, les thèmes qui renaissent se transforment pour se fondre dans l'hymne du Grand Ballon. Alors la symphonie s'apaise un moment pour chanter à l'unisson la gloire du géant des Vosges.
C'est comme un chant venu des profondeurs de la terre, qui peu à peu emplit l'univers. Le vent chasse les derniers nuages et un nimbe enveloppe la montagne. Mais le vent a soudain quelques notes discordantes. Le reste de l'orchestre se tait d'un seul coup.
Le vent a vu à quelques pas du sommet, le Diable Bleu. Plus bas, le château de Freundstein rappelle une légende tragique. A l'ombre du Molkenrain, le monument du Vieil-Armand et les croix innombrables qui ont fleuri sur la montagne devenue cimetière sont un nouveau témoin de la folie meurtrière.
De nouveau, il est révolté. Quoi ? Des hommes ont encore osé venir souiller de guerre la sauvage solitude de la montagne ! En venant là-haut porter la mort et défier le vent éternel, c'est toute la Création et son Créateur qu'ils ont bafoués.
Alors, il a décidé, lui, le vent, de réparer la folie des hommes par un miracle. Les violons, non sans fierté, expliquent qu'ils sont allés chercher des nuages de terre, et que, peu à peu, avec patience et persévérance, le vent a recouvert le rocher que les hommes dans leur folie avaient dénudé à coup de bombes. Il est allé chercher très loin des graines que la montagne ne connaissait pas. C'est ainsi que des herbes et des buissons ont repoussé sur le mont chauve, et qu'on a vu apparaître du buis, qu'on n'avait jamais vus à cette altitude. C'est la revanche du vent, le dernier tour joué aux hommes. Il a toujours le dernier mot, le vent. Il le sait bien. Il est le seul habitant légitime de la montagne. Les hommes ont tracé des routes, saigné la forêt, pour atteindre sans effort les sommets. Et certains jours, leurs chars malodorants se pressent par centaines ou par milliers dans le plus minuscule chemin. Mais que les violons haussent un peu le ton, que le vent enfle et fraîchisse, qu'un peu de nuée ou de pluie vienne assombrir les chaumes, et les hommes ont peur. Ils redescendent dans la plaine, et fuient la montagne inhospitalière.
Il ne reste plus que les poètes, et le vent sait qu'eux ne montent pas pour braver sa puissance. Ils viennent là pour s'émerveiller avec lui, pour communier avec la nature.
Le vent a une note à la fois triste et mécontente, découragée et contrariée. Des poètes, y en a-t-il encore ? Il en voit si peu quand il élève la voix.
Alors, doucement, les autres instruments reviennent dans le chant. Oui, des poètes, il y en a encore. Il y a des hommes pour gravir la pente en plein nuage, sans autre but que le bonheur d'y être.
Et l'orchestre revient à l'hymne du Grand Ballon, de plus on plus grandiose. Les violons du vent ne savent plus s'ils doivent encore espérer dans les hommes. Viendra-t-il un jour où il sera irrémédiablement seul sur la croupe rase et luisante du Grand Ballon ? Seul ou pas, il continuera à souffler. Jamais ses violons ne se tairont.
Ils étaient les premiers à jouer dans la première aube du premier matin. Le vent soufflait avec l'Esprit. Il est peut-être la première créature. Il a vu bien des choses changer au Grand Ballon. Il sait que d'autres choses changeront.
Mais qu'importe tout cela ? Seul compte l'instant présent. Et à l'échelle du vent, il est éternité.
De nouveau, le ciel s'est dégagé, et les Alpes sont revenues s'aligner au fond du tableau, irisées par le soleil déclinant. Les crêtes des Vosges s'étagent au pied du grand maître, dans une parfaite harmonie. Les vallées s'étirent vers le lointain.
Au-delà de la vaste plaine d'Alsace, la Forêt Noire étire sa sombre ligne, où dominent le dôme du Belchen et la coupole du Feldberg.
Le paysage paraît arrivé à sa perfection, et doucement se fige, lui qui était si animé. C'est un instant de plénitude. La musique le souligne. Elle reprend dans l'hymne au Grand Ballon tous les thèmes entendus jusqu'ici. Comme si le paysage grandiose résumait tout ce qui fait les Vosges, la musique, sur un rythme de plus en plus ardent, capture tous les éléments de la nature pour en faire un grandiose hymne la montagne. C'est ainsi que Mahler pouvait dire à Bruno Walter après avoir écrit sa 3ème symphonie : "Ne cherchez pas la nature, je l'ai mise dans ma symphonie."
Tout l'orchestre, l'immense orchestre de la nature, achève la symphonie par une puissante coda. Tous les instruments se sont rejoints et jettent leurs ultimes notes dans un jaillissement et un tourbillon de joie emporté par les violons du vent.
Un formidable et triomphal point d'orgue couronnera longtemps, éternellement peut-être, la chaume du Grand Ballon et la splendeur des Vosges...

© Bonnet 2005

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