Choisissez :
1er mouvement
Fleckenstein
2ème mouvement
Wintersberg
3ème mouvement
Donon
4ème mouvement
Sainte Odile
5ème mouvement
Taennchel
6ème mouvement
Des bruyères aux chaumes
7ème mouvement
Grand Ballon
















Troisième mouvement (pour clarinette, basson et orchestre)
Donon

Andante misterioso
Marcato
A tempo
Cadenze (mosso maestoso)
Allegro staccato
Allegro appassionato e maestoso


Un hautbois fredonne un air étrange, plein de nostalgie et de mystère. Une clarinette le rejoint, le soutient, ajoute une note mélancolique, troublée par une flûte qui jette des arpèges pleins de gaîté. Un basson ramène le calme. C'est comme la voix d'un vieillard racontant ses souvenirs près de l'âtre. Le son grave prend le dessus, et le silence se fait autour de lui.
Il reprend la chanson nostalgique du hautbois, et il éveille les violons du vent. Ils l'accompagnent en sourdine, et le vieil instrument évoque des souvenirs tellement lointains que le vent lui-même les avait oubliés.
Le basson regarde au loin. Les violons murmurent des noms de légende, alignés sur l'horizon ; ils citent la petite colline du Bastberg et suggèrent en traits saccadés, tourbillonnants, heurtés de pizzicati, les rondes folles des sorcières dont la légende peuplait les rêves de la nuit et dont s'était inspiré Goethe quand il avait emmené Faust en compagnie de Méphistophélès dans l'horreur de la nuit de Walpurgis. Sa découverte du Bastberg avait révélé en lui les fantasmes de la mort, son amour pour Frédérique à Sessenheim avait inspiré Marguerite et l'innocence. Puis le vent se calme en survolant le rocher du Mont Saint Michel où une large excavation évoque les sorcières ; mais la présence de l'archange transforme sa chanson saccadée en un ample choral.
Le basson interrompt le vent. Il le ramène sur la montagne. Lui, il est plus noble que les sorcières du Bastberg. On dirait la chaude voix grave d'un barde, et il réveille les fantômes des celtes.
Il montre, enfouis dans les hautes herbes, des amoncellements informes qui suggèrent des murs, une enceinte de forteresse. Il raconte qu'ici, au sommet de la montagne qu'on appelle Brotsch, il y avait autrefois une cité, à l'abri de remparts qui couronnaient la pente abrupte.
Mais le vent a aussi son mot à ajouter. Il entraîne l'orchestre sur un rocher qui s'avance comme un rostre. Il montre les collines qui s'étagent dans la brume et le soleil.
Quand il désigne un long plateau, vers l'occident et murmure le nom de Wuestenberg, le basson explique qu'une autre ville celte s'établissait sur ce plateau maintenant désert et désolé. On n'y trouve plus que deux murets de pierres sèches que les hommes, pénétrés de respect devant leur antiquité, ont nommés "murs païens". Au bord du précipice, une large pierre plate creusée en son centre évoque des sacrifices.
Ainsi, sous la magie de l'évocation, les fougères, les prêles et les buissons s'évanouissent. On voit s'élever des huttes de branches et de terre, à l'abri des murs de la cité, on aperçoit la vie qui grouille sur la montagne ; ici, ce sont les petits troupeaux, là, c'est l'atelier du forgeron, qui profite de l'eau froide de la source qui ruisselle vers le précipice en quelques notes cristallines de la harpe ; plus loin tourne une meule à grain.
Ici, les celtes se réunissaient pour adorer Lug, le dieu du commerce, celui que les gaulois nommèrent Teutatès, et les romains Mercure. C'est lui, nous rappelle tout doucement le basson, qui donna son nom à la ville de Lyon : Lugdunum, la montagne de Lug.
Le vent de nouveau se lève, et les violons chassent la vision des âges du bronze et du fer. Et il s'enfle en tourbillons de tempête pour escalader les montagnes couvertes de sapins.
Il montre le Hirschberg, et le basson évoque l'étrange rocher qu'on appelle le hibou, perché près du sommet du sombre plateau. Il parle du vieux Cernunnos, mais les clarinettes ajoutent le nom de Wotan.
Alors, le vent s'emporte, s'enfle, noie la forêt sous les nuages. Car il voit ce qui nous est caché. Il parle des deux Krappenfels, qui sont comme les corbeaux perchés sur l'épaule de Wotan, et il nous entraîne avec lui au loin.
Là-bas, un rayon de soleil éclaire un énorme rocher. C'est comme un château de rêve. Le vent lance le nom de la chèvre Heidrun, qui nourrissait de son lait les héros que Wotan accueillait au Walhalla. Est-ce là, sur ce rocher du Geisfels, qu'il faut chercher la résidence des dieux ?
Le basson répond en sourdine. Les dieux se sont évanouis avec les peuples qui ont habité ces montagnes sauvages. Mais la magie des celtes est toujours imprégnée dans les rochers, entre les fougères et les sapins.
Les collines, elles, sont toujours là. Les hommes les ont quittées, mais elles ont gardé leur mystère. D'autres hommes sont venus, ils ont planté une énorme construction de fer sur le Geisfels.
Le vent a un sanglot, le basson paraît indigné, la clarinette intervient pour le calmer. Elle lui explique que les hommes ont changé. Ils vénèrent d'autres dieux auxquels ils construisent d'étranges monuments. Celui qu'ils honorent ainsi s'appelle Electricité. Peu importe si le vieux Wotan ne reconnaît plus son Walhalla.
Le basson n'est pas convaincu. Il veut s'obstiner à chanter la gloire des celtes. Le vent sourit. Il les connaît bien, les hommes. Leurs constructions, il pourrait les abattre d'un souffle. Mais à quoi bon. Il sait qu'ils s'en chargeront bien eux-mêmes. Ils font et défont les dieux au gré de leur fantaisie. Peut-être bien qu'un jour, leur civilisation s'éteindra, comme s'est éteinte celle des celtes. Peut-être bien qu'un jour, un homme escaladant le rocher trouvera des restes métalliques tordus et rouillés, cachés dans les broussailles. Il se demandera alors quel dieu ses ancêtres ont bien pu adorer là...
Il part dans un éclat de rire et s'envole vers le Geisfels. Il laisse le basson à sa nostalgie. Et la chanson plaintive s'éteint dans le lointain.
Il ne sait pas rester en place, le vent. Il faut qu'il bouge, c'est dans sa nature. Il amasse les souvenirs mais ne connaît pas la nostalgie. Il va de l'avant, il ne regarde pas derrière lui.
Il ne s'arrête pas aux châteaux d'Ochsenstein. Sa mélodie gaie tourbillonne sans hâte. Il ne jette qu'un regard distrait à ce menhir qu'il sculpta jadis, bien avant que les hommes n'y voient une quenouille ou l'image de la déesse Freya, femme de Wotan, alors qu'il soulevait des tourbillons de sable sur la nature sauvage qui n'était pas encore les Vosges.
Mais voici que sa mélodie s'arrête en un long point d'orgue. Car il y a des moments où même le vent s'arrête, subjugué devant tant de splendeur.
Au loin, on entend encore le basson, puis une flûte couvre sa voix sur un air calme et serein. Les violons du vent, très doucement, l'accompagnent en sourdine.
C'est une mélodie délicate, finement ciselée, de facture médiévale. Le vent, admiratif, s'est tu. Au milieu de l'amphithéâtre des montagnes, un énorme rocher est comme auréolé d'une gloire, d'un nimbe.
La flûte nous parle du temps jadis, avant que les hommes ne prennent possession de ce rocher. Le vent intervient : c'est lui l'auteur de ce rocher, mais la flûte lui impose silence : le rythme s'accélère, on s'affaire au château qui vient de naître du rocher. Les hommes l'ont appelé Dagsbourg. Elle devient tour à tour tendre et tragique, mais soudain retentissent des trompettes, les timbales roulent sourdement ou éclatent en brusques explosions.
Quand le tumulte a cessé, la flûte lance encore une note plaintive. Le château de Dagsbourg a complètement disparu du rocher.
Le vent vient soutenir la rêverie de la flûte devant le rocher vide, puis soudain, elle entonne un motif grégorien. Le vent prend le relais et enfle sa mélodie en une puissante cantate, l'orchestre entier entre en jeu dans une mélodie sacrée pour chanter le pape alsacien que célèbre maintenant la chapelle du rocher de Dagsbourg.
Et puis tout à coup, un long appel du basson fait hésiter l'orchestre. Les violons du vent tentent de reprendre leur évocation, mais le basson insiste, et les instruments, les uns après les autres, se taisent. Seul le vent dialogue avec lui.
Car les celtes sont toujours là, et c'est sur leurs traces que le basson veut nous guider. Alors, le vent cède à sa passion, et les violons suivent le basson à travers les forêts sombres.
Le basson montre ces roches étranges qui jalonnent ce monde de rêve. Il désigne le Sattelfels, l'Hommelet de Pierre, mais le vent reste modeste et se contente de suivre en souriant sans rien ajouter...
Pourtant, il sait où il va, le vent. Le basson ne le dupera pas longtemps. Il voit ici et là d'autres témoins d'époques révolues. Il voit, au-delà du Col de la Schleif, le Rosskopf, et le Hengst. Le basson est intarissable sur cette vieille tradition des celtes qui ont marqué de leur empreinte toute la région, et il prend un air indigné pour évoquer ce paysan de Windsbourg, qui, un soir où il avait bien fêté, démolit à coups de masse ce que, dans la prairie du Hengst, on prenait pour un dolmen.
Mais le vent sent l'approche de la crête, et il se met à hurler en tempête. Il amoncelle d'énormes nuages et le basson a des intonations inquiétantes. Un coup de tonnerre retentit, martelé par les timbales, puis un autre le suit. L'orchestre déchaîne la tempête au sommet du Schneeberg.
C'est à peine si on entend encore au milieu du tumulte la voix du basson. Il voudrait parler de la pierre branlante, Lottelfels, qui servait autrefois au jugement de Dieu. Les femmes accusées d'infidélité pouvaient se disculper en faisant bouger la pierre de la main. Celles qui avaient manqué d'habileté pour cacher leur liaison étaient condamnées à en faire preuve pour faire croire à leur innocence.
Le Schneeberg était un lieu de prédilection pour les sorcières. C'est du moins ce que racontent les vieilles légendes. Il est sûr que ce sommet isolé, a près de mille mètres d'altitude, a toujours exercé chez les hommes une puissante fascination. Quand y souffle la tempête, c'est un marchepied du ciel, un trône des dieux.
Mais même les tempêtes ont une fin. Le vent, en quelques notes brèves et impérieuses, a dégagé le ciel, et l'orchestre se calme. Le basson alors reprend le dessus pour chanter le profond mystère du paysage lavé par la pluie.
Il évoque Wangenbourg et son château, et la flûte lui répond d'une délicate ritournelle. Elle murmure le nom d'une abbesse d'Andlau qui fit défricher les prairies et édifia plus haut une chapelle pour inviter les voyageurs à une halte dans la solitude.
Il désigne Dabo, caché dans la forêt, et parle de Nideck. Une éclatante fanfare lui répond, et les violoncelles entament une marche rythmée peur ressuscitent les géants de la légende auxquels la voix obsédante de la cascade rend peut-être la vie dans les ténèbres des nuits sans lune...
Il montre les sombres forêts où naissent la Zorn et la Sarre, monde de mystère et de magie, angoissant par son éloignement du monde.
Il montre aussi la vallée de la Bruche, et au delà, les montagnes qui s'étagent du Mont-Sainte-Odile au Champ du Feu, et du Taennchel au Brézouard.
Mais plus encore, il scrute avec une sorte de respect sacré la chaîne qui s'amorce devant lui. Il y a là des noms mythiques, qui ont gardé l'empreinte de la légende. Il y a ici, nous dit le basson d'une voix vibrante où percent à la fois l'inquiétude et le défi, des lieux terribles où il ne fait pas bon s'égarer lorsque la tempête fait rage. Il y a la montagne de l'ours, la roche de l'auroch, la plaine de l'enfer et le géant.
Les violons du vent le soutiennent sur un ton narquois. Il connaît bien ces montagnes, ce vent qui parfois y déchaîne l'orage et la tempête. Il sait bien qu'il n'y a là depuis longtemps ni ours, ni auroch ni diable. Il connaît bien le Baerenberg, l'Urstein, le Hoellenwasen, le Grossmann, qu'il a survolés si souvent.
Mais il ne veut pas vexer le basson. Car il a aussi vu ici les cultes des hommes, il y a bien des siècles. Il a vu ce cromlech qui couronne la Grande Côte, il a vu cette antique muraille élevée an sommet du Katzenberg. Mais surtout, il sait que le haut-lieu est maintenant tout près. Le terme de cette marche triomphale, de ce chemin des pèlerins qui montaient des cités celtes adorer leurs dieux, enveloppés de nuées, de ténèbres et de mystère.
Le basson s'attarde à contempler, mais le vent s'envole déjà, et les violons soufflent le nom du Donon.
Le Donon ! La Montagne ! C'est ainsi que les hommes l'appelaient, tant elle est unique dans sa majesté. C'est comme si elle seule méritait de porter ce nom, à cause de son indicible noblesse.
Le vent est déjà loin, quand le basson se décide à partir le suivre. C'est un peu comme un canon où les instruments jouent à cache-cache. Parfois l'un d'eux se tait, pour réapparaître un peu plus loin sur un autre ton.
Soudain le vent se tait. Le basson a encore quelques notes affolées, comme essoufflées par sa course après le vent.
Il y a un soupir, plein de surprise et d'admiration. Mais le basson s'est vite ressaisi et il entame un air grandiose, plein de puissance et de majesté. Tous les autres instruments se sont tus devant le col entre les deux Donon, au pied de la pente raide qui mène au sommet du Grand Donon.
Le basson poursuit par une marche triomphale et solennelle, et on entend en sourdine timbales et trompettes marteler le pas des légions et des aigles romaines qui tant de fois ont défilé dans le col.
Puis il reprend son ton nostalgique pour évoquer les celtes qui s'étaient établis sur le Petit Donon. Mais bien vite, la fascination de la Montagne reprend le dessus, et le basson revient à la solennelle aria qui le mène au sommet.
Là, il chante encore nos aïeux, qui, avant même la création de Rome, avaient fait de la montagne un temple sacré.
Petit à petit, le vent, reprend son assurance, et les violons rejoignent le basson. Ils chantent les montagnes, la vallée, les profondes solitudes que cachent les sapins.
Soudain, le basson a un hoquet, et sa chanson s'arrête brusquement sur un accord dissonant. Les violons, surpris, se taisent. Alors, on entend le basson se lancer dans uns diatribe pleine de colère. Quel est cet édifice hideux ? Juste à côté du sommet ? Au milieu des stèles, des pierres levées, au pied du temple ?
Les autres instruments se taisent devant la colère du basson. Timidement, intervient la clarinette. Elle tente de calmer le basson. Elle lui rappelle le Geisberg. Depuis les siècles, les hommes ont changé, et maintenant le dieu qu'ils adorent ici s'appelle Télévision. C'est à lui qu'ils ont dédié cette tour de fer. Dans les maisons, son autel a remplacé celui des dieux lares. Mais le basson ne veut plus rien entendre. L'hymne solennel du Donon est devenu un réquisitoire saccadé et hargneux. Il appelle les violons à la rescousse, il évoque pêle-mêle Tarann et Jupiter, la prêtresse Velléda, la mémoire des bardes et des druides. Son indignation gagne le vent, et les violons déchaînent l'orchestre contre l'homme.
Mais rien n'y fait. La tour est toujours là. Le sacrilège ne disparaît pas sous les incantations et les sortilèges des druides.
Alors le vent se calme, et le basson découragé reprend la mélodie nostalgique du Brotsch. Les celtes sont bien morts, même là où leur souvenir est encore tout brûlant. Les autres instruments sont muets devant la tristesse du poète.
Puis on entend au loin la clarinette qui reprend tout doucement l'ample chant du Donon. N'est-il pas toujours là, le rocher ? N'est-elle pas là aussi, la montagne ? Il ne faut pas s'arrêter aux détails. Les hommes ont fait pire que cette tour d'acier. Et la clarinette montre, de l'autre côté de la vallée, la sinistre aiguille blanche du Struthof.
Le vent, encore une fois, sait bien que c'est là qu'est la sagesse. Il soutient la clarinette. Et le basson est gagné par la noblesse de la Montagne, il oublie sa rancœur et s'associe sans réserve à l'hymne du Donon.
Tout l'orchestre s'est joint à la majestueuse mélodie. Elle chante les sapins, les ruisseaux, les vallons, les lointains brumeux où se noie le regard. Elle chante le rocher, le petit temple, les stèles, les pierres à sacrifice. Elle chante les montagnes qui s'étagent vers la plaine et vers le couchant et se fondent dans l'horizon.
Elle chante les dieux des celtes, les légions romaines et l'éblouissement de la nature.
Le basson rayonnant entraîne tout l'orchestre dans sa contemplation et le péan s'achèvera alors que disparaît Bélen, le dieu soleil, dans un accord grandiose qui se prolonge à la gloire du Grand Donon, de ses légendes et de ses mystères sacrés, en un triomphal point d'orgue.

© Bonnet 2005

>>> 4ème mouvement
>>> Haut de la page