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Premier mouvement (pour cuivres et orchestre)
Fleckenstein

Molto moderato
Presto assai
Poco piu lento, cantabile e elegiaco
Presto


On n'entend qu'un violoncelle, très doux, très chantant. Une harpe l'accompagne en égrenant des notes transparentes. Dans le fond du vallon, un ruisseau saute sur des cailloux, au milieu des roseaux. Les grands sapins le couvrent d'une vaste ombre.
Les archets de la brise lui répondent en sourdine. Le vent se glisse dans la forêt et vient rider la surface calme d'une crique minuscule à l'abri derrière un barrage de pierres, de sable, de mousses et d'herbes.
Un oiseau siffle. C'est comme un piccolo lointain qui parfois se rapproche pour repartir l'instant d'après. Un autre lui répond, et les violons du vent emportent leur chant.
Les grands arbres, debout comme des statues, se taisent et écoutent, émerveillés. Parfois, leurs branches vibrent sous une note soutenue du vent. Le souffle passe, résonne longtemps, puis s'éteint.
Une abeille vole sur une fleur. Son violon bourdonne, obsédant. Puis le vent l'appelle, et elle repart, elle aussi. Ou alors, c'est une note cristalline de la rivière, ou l'eau qui coule sur le sable, un long glissement du violoncelle accompagné d'un arpège de harpe, qui l'entraîne vers un inconnu qu'elle n'atteindra jamais.
Le vent se tait. Le violoncelle devient plus grave, plus insistant. L'eau se précipite sur des rochers en bouillonnant, petite cascade que regarde un oiseau silencieux. Un appel, lointain, du piccolo. L'oiseau lève la tête, regarde autour de lui, puis s'envole comme une flèche.
Le violoncelle redevient plus discret. L'eau coule, claire et calme. Elle a le temps de folâtrer entre les roseaux et les pierres, d'une rive à l'autre. Qui la presse ? A quoi bon se dépêcher ? Ici, elle a arraché une brindille à la berge. Jusqu'où l'emmènera-t-elle ? Un instant, elle reste accrochée à un roseau, mais les violons insistent, et la séduction de l'inconnu est la plus forte. Elle flâne avec le courant qui étincelle sur une minuscule plage de sable fin. Encore une fois, elle hésite, encore une fois, elle repart.
Le violoncelle s'éteint sur un long point d'orgue decrescendo. La rivière n'est plus qu'un murmure, pianissimo, à peine soutenu par les violons du vent.
Tout à coup, retentit une éclatante fanfare. Un rocher de grès rouge jaillit des forêts comme un geyser pétrifié. Les douces collines s'effacent, la rivière se tait, et le vent répond par une brusque rafale.
Ainsi apparut le Walhalla, quand Wotan, sur la chaussée d'un arc en ciel, vint en faire le séjour des dieux.
Mais les sapins étendent un voile devant la vision de légende, et les violons en tempête effacent la fanfare. Les violons se déchaînent, et la tempête rugit le nom de Fleckenstein. Elle parle de Barberousse, qui fortifia le rocher. Elle parle de Rodolphe de Habsbourg qui l'assiégea et en fit un fief d'empire. Elle redit les noms de cette lignée, tous ces nobles barons qui régnaient sur les collines d'alentour. Elle s'enfle pour lancer le nom tragique de Montclar qui démantela la forteresse.
Mais la fanfare, plus triomphante que jamais, lui coupe la parole. Le rocher est toujours là, arrogant, défiant les siècles et les orages. Il contemple avec hauteur les sapins qui montent en rang serré, plus dérisoires encore que les hommes, qui, pareils a des fourmis, le creusèrent de galeries, de salles et de couloirs secrets, et s'y établirent. D'autres hommes les ont suivis, ils ont démoli la fourmilière, mais le rocher est toujours là, plein d'orgueil, défiant le vent qui s'époumone en vain sans pouvoir entamer sa superbe.
Quand le vent se tait, quand on contourne les tours, quand on suit les escaliers aux marches usées, quand on pénètre dans son monde, le rocher sait qu'il a gagné. Alors, la fanfare se calme, et d'une salle brisée dans le rocher vient le chant d'un troubadour. C'est ainsi qu'on entend Richard Puller chanter sa belle depuis les lointains champs de bataille des marches de l'est :
La rigueur de l'hiver est revenue,
Elle a pris leur chant aux petits oiseaux,
La saison leur sera dure et longue,
Leur enlevant tout courage.
Moi non plus ne suis à l'abri de peine et de désir.
Elle est bonne, celle qui cause mon souci,
De toute ma volonté,
Je la sers avec joie.
L'Autriche a bien des attraits,
Mais de Vienne,
J'aimerais retourner au Rhin
Vers la belle - si le roi croyait
en avoir le temps.

Je puis l'affirmer souverainement :
Jamais, au pays étranger,
je n'ai rien vu de si aimable ;
Je rêve de sa bouche vermeille
qui peut rire si amoureusement.
Si altière, donnant maintes fois la joie aux hommes.
C'est par son savoir-faire,
j'en suis conscient,
Que je suis enlacé dans son amour,
Y pensant nuit et jour.
Son regard peut apaiser tous mes maux :
Si l'aimée le veut, je suis guéri.
Si quelqu'un se rend au pays d'Alsace,
Il fera savoir à ma bien-aimée
que je me languis d'elle.
Mon cœur ne peut s'habituer qu'à elle.
Qu'elle me laisse le bonheur
De lui être soumis et fidèle ;
C'est par l'amour que je gagne l'apaisement.
S'il est quelqu'un qui m'empêche de la joindre,
C 'est le roi seul qui est coupable.
La voir, si je pouvais, je serais un homme heureux.
Hélas ! L'éloignement pourrait m'être fatal !
Puis le luth du minnesinger se perd au détour d'un escalier et seuls les derniers vers résonnent encore sous les voûtes de rocher...
"Si schouwen solde ich, so waera ich ein saelik man ;
Vremde niak vil lihte schaden mir."
Les violons du vent sont là de nouveau pour murmurer à travers les fenêtres béantes et les sombres galeries les gloires et les trahisons que cache la pierre.
Ils murmurent le nom de Gottfried de Fleckenstein qui édifia ce nid d'aigle, et évoquent avec ironie l'époque bénie où les fonctionnaires habitaient des châteaux...
Ils murmurent le nom du. sire Wolfram qui emprisonna l'évêque de Spire et défia l'empereur. Mal lui en prit ! Il dut courber la tête et rendre son fief.
Ils parlent de Henri qui, en 1425, exclut les femmes de sa succession. Ils montrent l'austère vie des barons, le froid qui suintait du rocher, les bûches crépitant dans la cheminée, la chasse et la guerre, et les amours devenues des légendes...
Ils montrent le puits et rappellent avec terreur que c'est le diable qui l'a creusé et qu'il fallut de l'eau bénite pour éteindre les flammes qui jaillissaient par cette nouvelle gueule ouverte béante sur l'enfer.
Au sommet du rocher, le vent se fait plus insistant. Il nous montre les collines et les fermes, les rochers flamboyants qui bondissent des sapins, un étang et des prés. Il nous parle des forêts qu'il connaît si bien, des châteaux qui se cachent aux alentours.
Il cite le Hohenbourg, tout là-haut, et parle avec nostalgie de François de Sickingen, et des fastes du dernier des chevaliers.
Il cite le Loewenstein, et les sapins frémissent quand il évoque le sinistre brigand Lindenschmitt qui y tenait son quartier général et qui ferrait ses chevaux à l'envers.
Il cite encore le Froensbourg, immense éperon prêt à bondir sur le vallon, le minuscule Wittschloessel, le raide Wineck, le fastueux Schoeneck. Il se fait mystérieux quand il chuchote le nom du Wasigenstein ; comme s'il craignait d'évoquer le légendaire combat de Walther d'Aquitaine.
Les violons du vent se prennent à leur propre jeu, et le souffle devient tempête lorsqu'ils parlent des formes tourmentées du Vieux Windstein. C'est comme s'il voulait défier le grand rocher du Fleckenstein, reconstituer ce tableau que le maître ignore et que lui, le vent, est seul à voir au-delà des horizons, des crêtes et des sapins. Sa voix s'enfle encore lorsqu'il fait se dresser au loin le Falkenstein, mais alors, comme si l'évocation du passé le réveillait, comme s'il relevait le défi du vent qui l'outrage en lui montrant ses rivaux, comme si le Fleckenstein redoutait qu'on l'oublie dans ce foisonnement féodal, retentit, plus magistrale que jamais, la fanfare.
Le vent se tait, avec un tourbillon qui est comme un éclat de rire. Il sait bien que le Fleckenstein est le grand maître de ces collines et que personne ne lui contestera son rang. Mais il sourit en voyant parader le grand rocher qui développe à outrance sa fanfare éclatante, et il mêle sa voix au violoncelle du ruisseau qui suit en sourdine au fond du vallon.
Ils savent bien, eux, que ce fier rocher, si imbu de lui-même, si fier de sa valeur, c'est eux qui l'ont façonné, sculpté, taillé, il est leur œuvre. Il ne sait pas, ou il ne veut pas savoir, qu'ils sont patients, qu'ils ont le temps. Ils savent, eux, que jamais l'homme ne pourra mesurer leur lent travail. C'est à peine s'ils l'ont vu passer.
Ils ne sont pas pressés. Ils savent qu'ils auront un jour, au fil des siècles, le dernier mot. Alors, ils se taisent, et ils attendent, amusés.
Ils contemplent ce rocher fanfaron, ses veines, ses failles, ses striures. Ils regardent ce qu'en ont fait les hommes, ce pan de mur d'une fantastique audace, les murailles, les tours et la barbacane.
Peu importent le passé ou l'avenir. Ils savent que le rocher a des raisons d'être orgueilleux, et qu'ils peuvent être fiers de leur œuvre. elle survivra longtemps aux hommes.
Alors, le vent et la rivière mêlent leurs voix à la fanfare pour chanter le Fleckenstein. Et la forêt retentit encore longtemps de leur chant de triomphe.

© Bonnet 2005

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