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Des bruyères aux chaumes
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Grand Ballon















Quatrième mouvement (pour chœur de femmes et orchestre)
Mont Sainte-Odile

Adagio giocoso e cantabile
Poco agitato
A tempo


Une feuille tourbillonne autour d'une pierre levée. Le vent joue une étrange mélodie en mineur. De temps en temps, on entend les troncs des grands pins craquer sous le souffle dans un grincement inquiétant.
La tempête se lève. Les violons du vent jouent une mélodie inorganisée, tantôt plaintive, tantôt hurlante.
Puis ils se calment et un rayon de soleil vient se superposer à la mélodie. C'est comme un chant de hautbois qui transfigure la chanson du vent en la hissant sur le mode majeur.
Sur le chemin, une petite construction de bois invite le marcheur à un instant de repos au milieu de la forêt et de la nostalgie. Sur le balcon du Kiosque Jadelot qui s'avance au-dessus du vide, on contemple les noires montagnes qui s'étagent en gradins et dardent un regard menaçant sur l'Alsace. Les châteaux de Spesbourg et d'Andlau sont plantés comme des diamants dans un écrin de velours vert, séparés par le rubis du Hungerplatz.
Plus loin, l'Ungersberg, sombre et hiératique, paraît méditer dans son tragique isolement. Le vent a une rafale, pour rappeler qu il a entendu, il y a cinq siècles, les paysans conjurés prêter serment et déployer au sommet de la montagne la bannière de la révolte, dont l'emblème était le Bundschuh.
Mais déjà le vent a repris son étrange chanson presque dissonante, empreinte d'un indicible mystère. Il monte lentement la montagne, au milieu des sapins, des fougères et des rochers.
Soudain, il a une note profonde et vibrante, soutenue à l'extrême. Un roc noir s'accroche à la pente. Tout près, un mur bâti de blocs de rocher cyclopéens semble garder une forteresse des Titans.
C'est le Mur Païen. Le vent ne se souvient même plus de ses constructeurs. N'étaient-ce pas les dieux eux-mêmes qui dans les temps immémoriaux avaient bâti ici l'Olympe ? Les scientifiques qui dépoétisent tout nous affirment que la plus grande partie du mur date de l'époque néolithique. Mais le vent reste poète. Il nous dira que les parties les plus anciennes sont peut-être contemporaines des Pyramides d'Egypte.
Le mur, qui court sur près de quatre lieues autour des plateaux avoisinants, aurait servi de rempart à une vaste forteresse dont le centre était une petite agglomération. Les populations de la plaine pouvaient s'y réfugier en cas de besoin. On allumait des feux sur le Wachtstein, sur le Schafstein et sur le Menelstein.
Le vent longe l'énorme construction. Sans discontinuer, elle suit l'arête du plateau, parfois haute de plusieurs mètres, parfois effacée quand les rochers qu'elle surplombait étaient d'aussi bonne garde qu'elle-même.
Par endroits, on y avait établi des vigies, des postes de guet. Ainsi sur l'énorme rocher de Menelstein, d'où la vue s'ouvre vers la plaine. Et le vent éclate de rire en montrant sur le rocher l'anneau où se serait amarrée l'arche de Noé.
Puis le vent continue son périple le long du mur. Sa chanson étrange rythme la marche du promeneur. De temps en temps, il désigne une pierre à cupule, une vieille source asséchée. Il présente les encoches pratiquées dans les moellons, dans lesquelles on engageait des tenons en chêne élargi en queue d'hirondelles. C'est cet assemblage qui assurait la cohésion et la solidité du mur.
Tout à coup, le vent se tait. Au loin, en sourdine, on entend une voix qui reprend sa chanson, en y ajoutant des modulations. Une autre voix s'ajoute à la première, puis deux autres encore. Petit à petit, une cantate, irréelle, lumineuse, s'enfle, se rapproche. C'est tout un chœur qui chante un hymne à la sainte de lumière qui glorifia la montagne païenne. Les instruments de l'orchestre, timidement, en sourdine, soutiennent le chant. Puis ils s'enhardissent et c'est une mélodie ample et solennelle qui introduit au Mont Sainte Odile.
Le chœur entraîne le promeneur autour du rocher cyclopéen. Il raconte que déjà les celtes s'étaient établis sur l'altier promontoire, ceux-là même qui avaient construit le mur. Puis les Romains étaient venus et on entend leur pas cadencé résonner dans le martèlement des timbales et le cliquetis obsédant des caisses claires, sur les dalles de la chaussée qui, venant de la plaine, montait à la crête pour rejoindre la haute vallée de la Bruche et franchir le col de Saales. C'était, dit-on, la route du sel, Via Salinatoria. La montagne portait alors le même nom que le Donon, Altitona, la grande montagne. Puis, sous les coups de boutoirs des peuples de Germanie, les Romains avaient reflué et abandonné l'Alsace. Le dernier sursaut de Julien l'Apostat n'avait apporté qu'un répit de courte durée. De plus, les vieux cultes avaient subi les assauts du christianisme, et les dieux avaient connu leur crépuscule dans les flammes de l'Empire Romain... L'orchestre semble hésiter. Le chœur s'est tu. Les violons entonnent de nouveau leur chant. Ils ont repris possession du mont. Le mur, les temples, tout s'effondre, tout est noyé dans la végétation. Les pentes raides de la montagne, le rocher qui flamboie au soleil couchant, les noires forêts, tout cela impressionne les peuples de la plaine. Rares sont les téméraires qui osent monter dans ces lieux de terreur. On n'a pas oublié les anciens dieux, leurs sortilèges et leurs malédictions.
L'oubli a gagné la Grande Montagne. Seul le vent la connaît encore. Et pourtant, de nouveau, il s'arrête. Quel est ce bruit qui monte du fond de l'orchestre ? On dirait un galop, la cavalcade d'une troupe nombreuse qui s'approche de la montagne... Voici que retentit une fanfare. Le vent s'est tu, stupéfait. Sous ses yeux, Altitona renaît, sous l'impulsion d'Adalric, le nouveau duc d'Alsace. Une forteresse s'élève de nouveau sur le rocher. On entend le cliquetis des armes. Deux sentinelles montent la garde devant l'antique porte romaine. Des tours de guet s'avancent au bord de l'abîme.
Au milieu de l'agitation, point soudain un chant de flûte. C'est une mélodie douce et tendre, pleine de charme. Cette note de gaîté et de calme dans le barbare déchaînement des hommes, c'est Bereswinde, la femme du duc. Sa mélodie pacifie l'orchestre et même Adalric se détend. Il pense que sa femme est enceinte, que bientôt elle va donner la vie à un héritier. Le duc ne doute pas un instant que ce sera un garçon. Il lui donnera titre, terres et puissance. Il régnera après lui et perpétuera son nom.
Mais la voix du duc s'arrête net. C'est une fille qui est née, aveugle. Le duc farouche déchaîne sa fureur. La flûte implore, mais sans succès. Elle a un sanglot et se tait quand l'enfant quitte le château.
Les années passent. Le mont résonne de nouveau de bruits de guerre. Adalric est plus puissant que jamais. Il a oublié sa fille, qui a retrouvé la vue au baptême. Mais les évêques qui l'ont baptisée au monastère de Palma ne peuvent le fléchir.
Pourtant Odile revient. Adalric l'accueille mal, puis pense se faire un allié de l'autre côté du Rhin on offrant cette fille en mariage à un prince.
Odile refuse et s'enfuit. La voix du duc se brise devant un rocher où sa fille a disparu alors qu'il allait la rattraper. Elle a perdu tout orgueil. Alors, on entend de nouveau le chœur, pianissimo. Les trompettes se taisent. La Grande Montagne, qui s'appelle désormais Hohenbourg, voit disparaître les guerriers. Le chœur s'étend en un long crescendo. Les psaumes ont remplacé les ordres.
Autour d'Odile, dans la solitude de la montagne, se groupe la première communauté de femmes d'Alsace. Odile meurt le 13 décembre 720. Le chœur l'annonce dans un hymne empreint d'une solennelle gravité et d'une profonde espérance.
Il nous raconte les tribulations que traverse le couvent. Les seigneurs voisins accaparent ses possessions, et surtout son protecteur, le duc d'Alsace et de Souabe, Frédéric le Borgne. Des châteaux fleurissent dans la forêt. Le chant grégorien s'est effacé derrière des accords guerriers imposés par les cuivres.
Le chant s'éclaircit de nouveau pour célébrer la gloire du monastère au 12ème siècle, et ses deux plus grandes abbesses. Avec beaucoup de respect, il prononce le nom d'Herrade de Landsberg. Il nous décrit la vie de la communauté et les coutumes de son temps. C'est avec tristesse qu'il évoque la disparition du manuscrit minutieusement enluminé par l'abbesse, le Hortus deliciarum.
Mais les tribulations reprennent de plus belle. De temps en temps, des sonneries lointaines de cuivres viennent casser la mélodie. Puis une attaque plus violente que les autres balaie le chœur, et un grand souffle de vent vient balayer les ruines fumantes du couvent.
Presque rien n'est resté debout. Mais le vent n'est pas seul dans les ruines. Autour de l'antique chapelle de la Croix, soutenue par un pilier roman trapu dont le chapiteau porte d'étranges masques, autour de la chapelle de Saint Jean Baptiste, où la tombe d'Odile résiste aux tempêtes, le couvent, devenu un important pèlerinage, ne reconstitue. Plus d'une fois, le sort ou la folie des hommes s'acharneront sur les bâtiments. Puis de nouveau, le chœur s'éveille. Les pèlerins ont repris leur marche sur le sentier du sommet.
Les pèlerins ? le chœur s'éteint déjà sur une note triste. Combien y en a-t-il parmi les foules qui l'envahissent ? Il n'y a plus de prière près du tombeau de la sainte de lumière. On n'entend plus que des cris, et on dirait que l'orchestre reprend la mélodie agitée de la vie du château ducal. Les invasions barbares ont fait place à celles des touristes.
Petit à petit, le soir tombe et l'orchestre se calme. Près du tombeau où repose encore le corps d'Odile, le chœur reprend son hymne, tout doucement. Toute la nuit, dans l'église trapue bâtie au 17ème siècle, la prière continuera à s'élever comme la fumée du sacrifice d'Abel.
Les uns après les autres, les instruments se taisent, au fur et à mesure que s'allument les étoiles. Le vent seul souffle encore doucement pour soutenir le chœur. Il caresse le paysage que l'obscurité gagne. Il montre les innombrables villages qui parsèment la plaine, et tout au loin, le trait ondulé du Rhin, d'où jaillit encore la flèche de la cathédrale de Strasbourg.
Il montre encore les premières collines, Rosheim, Obernai, les vieilles cités qui ennoblissent le vignoble, puis la masse de l'Elsberg que l'ombre gagne. Au delà, se découpe la sombre crête soulignée par l'incendie du couchant.
Le vent montre des lumières dans la montagne. Il murmure les noms de Willerhof, d'Ochsenlaeger. Il désigne le Heidenkopf, il évoque les châteaux noyés dans la forêt et l'obscurité. On entend des noms couverts de gloire et étouffés d'oubli, sentinelles endormies dans le sommeil de la forêt, lasses de monter la garde.
Tout au loin, une fine frange claire découpe les rocs hérissés du Neuntelstein et marque encore la large croupe du Champ du Feu.
L'orchestre s'est tu. Il n'y a plus que quelques violons qui mêlent le bruissement de la nature à la prière qui monte de l'église. Le chœur, pianissimo, rappelle aux hommes que les voies de Dieu sont impénétrables, et qu'elles peuvent parfois passer par une petite fille aveugle.
Quand l'obscurité a couvert la montagne, quand les étoiles brillent comme au jour de la création, le vent lui-même s'éteint sur une longue note, et un grand silence emplit la montagne.

© Bonnet 2005

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