Avertissement :
le texte décrit le sentier tel que je l'ai parcouru il y a une trentaine d'années. Des choses ont pu changer depuis ! Si vous voulez partir sur mes traces, prenez la précaution de préparer votre randonnée avec les outils d'aujourd'hui (cartes, guides...), c'est plus prudent !
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Suite du parcours...
Le livre...













Aujourd’hui, le ciel est gris et bas, un temps cafardeux. Par moments, tombe une pluie fine, désagréable. La promenade risque de s’en ressentir.
Me voici quand même au Haut de l’Escalier, prêt à escalader le mystérieux Schneeberg. Peur de rien, sauf que le ciel me tombe sur la tête, et c’est justement ce qui arrive. Le sommet disparaît dans les nuages, ce qui renforce à la fois l’impression désagréable que procure l’atmosphère oppressante de cette journée triste et l’ambiance envoûtante qui émane de cette montagne fascinante. C’est à peine si le temps semble vouloir se calmer ; pourtant, un timide soleil perce sur la plaine. On ne se laisse pas impressionner, je pars !
Le chemin est en pleins travaux, pour en faire une autoroute forestière pour camions grumiers. Des bulldozers ont dû y passer toute la semaine pour en arracher les souches et les bûches, rejetées sur le bord. Mais la pluie a transformé ce sol retourné en bourbier.
Pour comble, il pleut de nouveau. Encore cette pluie fine qui transperce. Et cette boue ! Les travaux n’ont laissé subsister aucun arbre, et alors que la forêt était déjà basse, l’élargissement du chemin les a encore éloignés. Et comme il n’y a plus d'arbres, il n'y a plus aucune marque du Club Vosgien, je ne peux même pas être sûr d’être sur le bon chemin !
Il en faudrait plus pour me décourager. On pourrait se risquer à dire que je suis indécrottable. Ce qui en effet pourrait bien finir par être vrai. Je n'ose plus regarder mes chaussures ni le bas de mon pantalon.
Enfin, le sentier se détache de la route, au moment même où elle cesse de grimper. Au moins, je suis sûr de ne pas l'avoir perdu.
La forêt est composée en grande partie d’arbres bas ; émergeant de la masse, quelques grands sapins, debout comme des sentinelles. Un chaos de rochers, couverts de mousses et de lichens gris, encombre la pente. Avec le ciel, gris lui aussi et la pluie qui tombe par intermittence, le paysage semble encore plus irréel. Parfois, en arrière, on aperçoit Wangenbourg.
Sur l’épaule de la montagne qui me suit de son regard, vient d’apparaître, altier, le sommet du Schneeberg, encapuchonné de nuages. Le vent fait entendre sa voix lugubre dans les sapins. On ne serait pas étonné de voir surgir de ces rochers une fée ou une sorcière, en route pour un infernal sabbat, au sommet de la montagne.
Me voici de nouveau dans la haute forêt, sombre et sinistre. De plus en plus, on entend le vent, qui vient buter contre la montagne, et fait crisser les grands sapins, qui se balancent dans une plainte lugubre. Des lambeaux de nuages passent devant moi. Des ombres se donnent la chasse, la forêt pleure. Par moments, les nuages se traînent à ras de terre et enveloppent mes pas dans un silence lourd et chargé de mystère. Je pénètre sur la pointe des pieds dans un monde fantastique, à la fois hallucinant, terrible, inquiétant...
Enfin, le Club Vosgien me ramène sur terre : j'ai rejoint le magnifique sentier balisé au rectangle rouge-blanc-rouge, qui suit la crête, presque depuis le Donon, par l’Altmatt, le Grossmann, l’Urstein, le Baerenberg. C’est donc que je suis arrivé au Col du Schneeberg. Il y a là, manière d’exorcisme, une statuette accrochée à un arbre, une "chapelle", avec une invitation sentencieuse à choisir la bonne route.
Pour moi, pas d’hésitation, le Schneeberg est à gauche, voilà la bonne route !
Le vent souffle encore plus fort, faisant craquer sinistrement les grands arbres. La base de la montagne, d’où je viens, disparaît dans des brumes opaques, mais Wangenbourg apparaît une dernière fois, éclairée d’un pâle soleil, espoir ou provocation ?
Je contourne la montagne, environné de nuées. C’est hallucinant ! Derrière les arbres qui m'entourent, il n’y a plus rien, rien que cette immensité blanche. Je suis coupé du monde des humains. Je suis entré dans un autre monde, une contrée fantasmagorique, où les lois de la terre n'ont plus cours, peuplée de rêves, de chimères, d'êtres mythiques, le monde de la légende, de l'imagination... ou de l'inimaginable.
Un panneau de direction me rappelle à la réalité : il indique une bifurcation du sentier. Vers le bas, il descend dans ce coton, où tout s'étouffe, où tout s’évanouit, vers la Place des Pandours. C'est comme s'il redescendait sur terre. Mais moi, je continue à monter. Le sommet est tout proche maintenant.
Il recommence à pleuvoir...
La forêt est de plus en plus sombre, lugubre ; les sapins bas étendent leurs branches comme des spectres. Le vent mugit de nouveau. Rien ne l’arrête.
Quelques panneaux, les fondations d’une cabane rectangulaire, rappellent la présence des hommes. Il ne reste rien d’autre du refuge du Club Alpin qui se trouvait à cet endroit. On l'annonçait délabré, mais là, c’est vraiment plus que du délabrement !
Ces panneaux font un effet curieux dans ce monde sauvage, où les arbres sont rabougris, tordus par l’éternel vent qui souffle ici. Comme si leur simple présence, rappel du monde des humains, allait faire fuir les fantômes...
Un petit escalier, et je suis enfin au sommet. Il y a quelques arbres, sur la partie la plus protégée. Et à gauche, le rocher du Schneeberg, la Montagne de la Neige.
A 961 mètres d’altitude, c’est le point le plus haut atteint par le sentier depuis son départ à Wissembourg. C’est le premier grand sommet des Vosges.
Me voici au sommet du rocher, regardant la table d’orientation, symboliquement. Car, de vue, point, bien entendu. Je suis en plein nuage, et la pluie tombe, battante. C'est à peine si on devine l'amorce du Baerenberg, qui se perd dans la nuée. Comme s'il n’y avait plus rien au delà.
Jamais peut-être, je ne me suis à ce point senti coupé du monde. A part ce rocher, ces arbres, il n’y a rien, absolument rien. Je ne suis plus sur terre, j'ai franchi la porte invisible d’un autre monde, un monde de magie.
Le rocher s’appelle Lottelfelsen, la pierre branlante. C’était aussi la pierre du jugement, qui tremblait lorsqu’on la touchait légèrement à un endroit précis. Les femmes accusées d’infidélité pouvaient ainsi se soumettre au "jugement de Dieu", et montrer leur innocence en faisant bouger le rocher. On prétend même que celles qui se sentaient en proie à la tentation montaient subrepticement pour essayer, et s’entraîner à trouver le bon endroit !
La pluie tombe toujours. On ne voit rien, que du blanc... En contrebas, juste en face, j'imagine la prairie du Hengst, où se trouve un petit rocher qui ressemble vaguement à un cheval, et où on a vu des restes d’un dolmen. A ma gauche, au-delà du Baerenberg, est le fabuleux rocher d’Urstein. Plus loin, au-delà de l'infini et du rêve, s'étendent les forêts impénétrables, monde féerique, qui habillent les monts, jusqu’au Donon, dissimulant les sources de la Sarre et de la Zorn.
Il me faut descendre, la pluie me chasse. Quand je serai parti, les sorcières, à cheval sur leur balai, reprendront leur chasse infernale autour du rocher...
Revoici les fondations du refuge. Il me reste à suivre la crête, pour franchir dans l’autre sens la frontière de ce monde enchanté où règne l’irréel. Ce monde dont seul les initiés peuvent comprendre la magie, parce qu’ils n’ont pas peur d’y monter sous une pluie battante, alors que les ténèbres s’étendent sur les humains. Mais pour moi aussi, l'enchantement cessera ; je serai bientôt à la maison forestière du Nideck... En attendant l'abri et le sec, sous l'éclairage blafard qui traverse les nuages et les sapins, la large crête qui joint le Schneeberg et le Baerenberg a gardé son air insolite. C'est comme un jardin botanique préhistorique, planté d'herbes qu'on ne voit pas souvent : des prêles, des fougères aux formes curieuses.
Le sol est imbibé d'eau, au point que le sentier est dallé et légèrement surélevé. Il ne s'agit pas de le perdre. Tout autour de moi s'étend un plateau marécageux, lugubre et inquiétant. C'est le royaume des antiques dieux celtes et gaulois, où les mortels ne peuvent être admis. Malheur à ceux qui voudraient enfreindre les ordres, et pénétrer dans ces lieux interdits !
Voici le rebord de la crête. Là, un panneau indique la maison forestière Nideck à 35 minutes, mais en face de lui, il n'y a plus de chemin. Il y a eu une exploitation, les grands sapins qui portaient les signes du parcours sont tombés ; à leur place, la broussaille pousse avec une rapidité stupéfiante, effaçant tout. C'est la première fois, depuis le départ, que le sentier me trahit à ce point : il faut partir à l'aventure, à travers les buissons et les hautes herbes, sur la pente raide, où on ne remarque plus les souches à moitié déracinées, laissant à mes pieds des trous béants, dissimulés dans les hautes herbes, où on ne remarque plus non plus les nombreux blocs de rochers qui encombrent la pente.
Voici devant moi un large chemin forestier. L'eau ruisselle sur le sable à travers les cailloux ; mais pour l'élargir, on a déblayé vers la pente, si bien que je me trouve devant un mur de sable vertical, ou peu s'en faut, qu'il faut descendre peur atteindre le chemin. Pas facile, dans le sable humide où les chaussures glissent !
Mais de l'autre côté de la route, il n'y a toujours aucun repère, c'est du nouveau la forêt de sapins, droits et raides comme des statues. Des broussailles abondantes ont effacé toute trace de chemin. Sans doute a-t-il été quelque part par là, peut-être des yeux moins fatigués que les miens (c'est très difficile de voir à travers des lunettes mouillées et embuées !) auraient-ils remarqué un signe, une trace. Mais là, je ne vois rien. Rien, sinon plus bas un autre chemin. Est-ce celui sur lequel je viens d'échouer qui fait un lacet ? Plutôt que de repartir à l'aventure à travers les broussailles, je décide de le suivre dans le sens de la descente.
Voici le nouveau chemin ; il descend, lui, dans l'autre sens. La maison forestière est sans doute juste en contrebas. Le vent m'apporte sur ses ailes, en même temps que des lambeaux de brume, les bruits des voitures passant sur la route du Nideck.
Je continue la descente sur le chemin. Un peu plus loin, près de grands troncs d'arbres abattus, il y a une voiture, des gens. On me renseigne, ça me rassure un peu : oui, cette route descend vers le Nideck, il suffit de la suivre.
Ce que je fais... Parfois, j'aperçois, ironie du sort, la vallée de la Bruche, à travers les arbres. Et tandis qu'ici, il pleut toujours à verse, et que je traverse constamment des bancs de nuages, tout en bas, la vallée est inondée de soleil !
C'était trop beau pour durer : voici une nouvelle bifurcation, et les deux chemins descendent ! Je choisis celui de gauche, qui m'a l'air mieux empierré, et me semble plus logique. Je ne prends même plus le temps de scruter la forêt à la recherche d'hypothétiques marques, d'autant plus que j'aperçois maintenant la route en contrebas. Mais une question se pose maintenant : où vais-je aboutir ? Avant ou après la maison forestière ?
Voici enfin la route, et instantanément, je reconnais l'endroit et j'ai la réponse à ma question. En face de moi, sur un arbre, il y a un rectangle rouge. J'ai abouti un peu après la maison forestière, en face de l'endroit où le sentier descend vers le Nideck !
Quelques pas sur la route, et je rejoins la maison forestière du Nideck. Là, sur un arbre, un autre rectangle rouge me nargue : le sentier arrive ici en suivant un autre chemin forestier. Entre le point où je l'ai perdu tout à l'heure et ce chemin, le sentier s'est effacé dans la forêt. C'est à la fois comme une dernière défense de ce monde fantastique pour empêcher les téméraires non-initiés d'enfreindre les interdits sacrés, et une dernière séduction pour garder le voyant émerveillé dans les arcanes du mystère...
> Un autre souvenir du Schneeberg


© Bonnet 2004

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