Avertissement :
le texte décrit le sentier tel que je l'ai parcouru il y a une trentaine d'années. Des choses ont pu changer depuis ! Si vous voulez partir sur mes traces, prenez la précaution de préparer votre randonnée avec les outils d'aujourd'hui (cartes, guides...), c'est plus prudent !
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Le chemin quitte le Champ du Messin à la limite des cantons, à travers une grande prairie aux herbes dorés couchées par le vent perpétuel, puis dans une haute futaie de sapins dont les troncs rectilignes et parallèles s'élèvent comme les hallebardes d'une armée de lansquenets.
Voici le Col de la Katzmatt, de nouveau sur la route. Un étroit sentier qui zigzague comme s'il avait été tracé par un ivrogne la longe en parcourant deux fois plus de chemin qu'elle. Le sous-bois est envahi d'herbes et d'arbustes innombrables et touffus. Ici, ce sont des framboises magnifiques qui ne demandent qu'à être cueillies1. Là, ce sont des herbes, que le vent soufflant sous les hautes branches a définitivement couchées, et qui ne sont comestibles que pour les chevreuils.
Enfin, le sentier s'écarte résolument de la route. Quelques sapins bas, au milieu des hauts arbres, entourent une étrange cabane en branches. Abri sommaire de travailleur forestier ou jeu d'enfant en vacances ?
Plus loin, des sapins bas en rang serré, bordent le chemin de part et d'autre, comme des murs impénétrables. Puis la plantation cesse, ce sont alors des arbres plus petits, qui sont disséminés le long de la pente herbeuse.
Plus loin, la montagne porte une parure de jeunes sapins égrenés dans une lande sauvage. A mesure que la marche se poursuit, ils deviennent si touffus qu'ils bouchent presque complètement le sentier. Parfois, une petite ouverture se fait, remplie de buissons, et de framboisiers.
Brusquement, dans le sous-bois ombreux, une masse rocheuse se dresse. C'est comme une frontière. Avec lui, nous atteignons le Hochfirst. Ici, un chevalier de Rathsamhausen zum Stein aurait été tué au cours d'un duel. Il a laissé son nom au rocher de porphyre gris, en pente moyenne au bord du sentier, mais qui tombe abrupt de l'autre côté. Quelques arbustes s'y accrochent désespérément.
La vue se porte encore en arrière vers le Donon ; au fond du vallon, la maison forestière du Bas-Sommerhof semble un rubis serti au fond d'une coupe d'émeraude. Et en avant, on aperçoit le Champ du Feu, et, sur son épaule, le Hohneck.
En fait, le Rocher de Rathsamhausen ne doit pas son nom qu'à un souvenir tragique. Il marquait la limite de la Seigneurie du Ban de la Roche et de la ville impériale d'Obernai. Borne frontière commode et que personne n'aurait songé à déterrer.
Le sentier, de plus en plus étroit, conduit enfin à travers les racines des sapins qui rendent la marche incommode sur la route des crêtes, l'antique route romaine.
Ce passage semble emprunté depuis l'antiquité, ce qui est malgré tout surprenant, car jusqu'au moyen-âge, les montagnes étaient considérées comme un monde de terreur, peuplé d'êtres mythiques. Et pourquoi une voie romaine à travers la crête, alors qu'il existe au bout des vallées des passages bas ? Les archéologues se posent bien des questions sur ce réseau de communications que la tradition atteste mais qui semble peu raisonnable. L'existence de la Bergstrasse, qui longe le piémont des Vosges semble admise et indiscutable ; on peut encore admettre qu'une route ait pu relier la Bergstrasse au camp fortifié d'Altitona, d'autant plus qu'un petit tronçon en est conservé et semble dater de cette époque. Pourtant, même les restes archéologiques ne sont pas forcément probants : la superbe voie romaine du Col de la Charaille, près du Donon, pourrait bien ne dater que du moyen-âge... Mais pourquoi la route d'Altitona se poursuivait-elle à travers la montagne ? Certes, on retrouve une trace de son passage à travers le mur païen, puis vers la Bloss, la Breitmatt, le Chemin des Bornes, la Rothlach. Il n'est pas pour autant certain qu'elle soit romaine.
Et puis après ! J'aime rêver. Les archéologues modernes ont beau être des gens sérieux qui ne parlent pas pour ne rien dire, les romains avaient beau être des gens pragmatiques qui n'avaient aucune raison de venir se perdre à faire du tourisme sur les crêtes vosgiennes, j'aime penser qu'ils sont les initiateurs de cette route et que sur ce large chemin qui monte de la Rothlach vers le Champ du Feu, on peut encore entendre, par une nuit sans lune, le martèlement lourd des sandales et distinguer sur le ciel noir les aigles et les emblèmes des légions.
Et puis qu'importe : les chars sont devenus mécaniques, la route romaine est devenue route touristique. Mais la montagne reste le domaine du rêve.
Le sentier descend maintenant de l'autre côté de la route, sur le versant est de la montagne pour rejoindre l'emplacement de la Métairie. Dans cette grande clairière, se trouvait autrefois une maison forestière que le Club Vosgien avait aménagée en abri-refuge. En 1963, la Métairie dut être démolie. La clairière en a gardé le nom, et la sérénité bucolique. La vue s'envole vers le fond de la vallée, vers Le Hohwald et la sombre masse de l'Ungersberg.
Mais revoici la forêt. Ce sont des hêtres, dont les feuilles, à terre, ont perdu leur éclatante couleur de la fin de l'hiver. Il vient de pleuvoir, le sous-bois en est encore luisant. Des perles s'accrochent aux branches. Puis des fougères ou des buissons ajoutent une note claire et colorée.
Une nouvelle clairière : entre les arbustes qui la bordent, se profile au loin le Haut-Koenigsbourg, et en avant la crête s'étire, avec au sommet, la tour du Champ du Feu.
Le point culminant des Vosges du Nord est un long plateau, orienté sensiblement Nord-Sud, légèrement courbe, dépassant les 1000 mètres sur toute sa longueur, environ 5 kilomètres. Au nord, il prend naissance sur les derniers contreforts du Champ du Messin, non loin de la Rothlach. Son extrémité nord est le Rocher de Rathsamhausen. Sa largeur varie de 500 à 900 mètres. On le nomme Hochfirst, et aussi Firstfeld, Hochfeld.
Son extrémité sud est aussi son point culminant, presque à 1100 m, le Champ du Feu. On se perd en conjectures sur l'origine de ce nom étrange. Les noms germaniques évoquent une haute crête, des champs ou des prés d'altitude. Il semblerait que ces chaumes aient été davantage boisées, jusqu'à la fin du moyen-âge, où elles ont été défrichées pour le bétail : la chaume des troupeaux serait devenue en allemand "Vieh-Feld", d'où le nom actuel, par déformation... Pas convaincant ? Tant pis. Laissons au Champ du Feu le mystère de son nom. Il n'en a guère d'autre, même s'il a longtemps inspiré aux populations de la plaine une sorte de terreur sacrée.
Après la forêt, voici la crête, au lieudit Col du Champ du Feu. En contrebas, on distingue le hameau de la Serva, où se trouvent les remonte-pentes et les pistes de ski du Champ du Feu. C'est un endroit mythique du sport hivernal vosgien. Bien avant que les sports d'hiver ne prennent l'essor qu'ils ont maintenant, le hameau était déjà un point de ralliement et d'étape pour les amoureux des immenses horizons blancs. L'ancienne ferme Morel, l'hôtel Hazemann étaient les points de passage obligés où trouver la chaleur de l'accueil après la randonnée.
Un petit sentier fort humide, envahi d'une végétation touffue d'herbes et de buissons qui profitent de la position de crête et de l'humidité, nous conduit au sommet du Champ du Feu.
Le Champ du Feu n'a pas le mystère du Donon, qui règne encore à l'horizon, il n'a rien à vrai dire pour faire parler l'imagination. Mais il est plus haut que les autres, et, du haut de la tour, il révèle l'Alsace et les Vosges.
Vision inoubliable que ce paysage illimité qui se déploie. Au premier plan, ce sont les chaumes, les pâturages, l'herbe rase, longtemps enneigés, où souffle un vent continuel ; seuls s'accrochent quelques arbres : des sapins en rang serré, des hêtres isolés et rabougris.
Plus loin, ce sont les chaumes du Champ du Messin, et la vallée de Natzwiller. Par-delà la vallée de la Bruche, on voit se découper sur l'horizon, comme une tour d'angle, l'impressionnante silhouette du Grand Donon, avec les grands seigneurs de sa suite, du Petit Donon jusqu'au Schneeberg.
Plus à droite, dominant la plaine d'Alsace, se détache le Mont Sainte Odile, flanqué de la Bloss et du Kienberg. Plus près, le Neuntelstein dresse sa masse hérissée. Et voici l'Ungersberg, couvert de sombres forêts, si mystérieux par son isolement. Derrière les escarpements s'étend la plaine d'Alsace, noyée de brume. Au fond, se dessine la longue barrière de la Forêt-Noire, avec ses grands bastions qui ont noms Hornisgrinde, Kandel, Belchen, Feldberg...
Vers le sud, voici les montagnes de Dambach, avec le Dachfirst, puis, celles qui séparent la vallée de la Liepvrette et le Val de Villé. Le vieux château de Frankenbourg sommeille dans un majestueux isolement, le Haut-Koenigsbourg dresse sa masse arrogante. Au-delà encore, apparaît la fabuleuse montagne du Grand Taennchel, environnée de mystère, semée d'énormes énormes rochers où on a voulu voir la trace du passage des Géants qui habitaient notre pays dans les temps d'autrefois. A côté, apparaît le double sommet du Brézouard, dont le nom est une déformation d'un mot vosgien qui veut dire Mont des Bruyères.
Au-dessus de l'épaule du Taennchel, se dessine dans les nuages le sommet des Vosges, le Grand Ballon.
Continuons ce tour d'horizon. Au-delà des montagnes qui mènent de Sainte Marie au Bonhomme, voici le magnifique trapèze du Climont. Non loin s'ouvre le bassin de Saint Dié, marqué par les Monts d'Ormont. A nos pieds s'ouvrent les profondes vallées du Ban de la Roche et celle de la Bruche, dominée par les Hautes Chaumes. La Chatte Pendue se découpe sur les nuages.
Malgré le vent qui souffle sans arrêt, violent et frais, malgré les nuages bas, chargés de pluie, mais que le soleil colorie par endroits, je n'ai pas envie de redescendre...
Ce paysage qui ne bouge pas n'est pourtant jamais le même, de minute en minute. Pas un endroit ne ressemble à un autre. Les montagnes succèdent aux vallées, les vallées aux montagnes. Il y a du vert, de l'ocre et des jaunes dorés. Une palette somptueuse pour un impressionniste.
C'est peut-être naïf, un autre trouvera que "ça ne casse rien"... Pour moi, contempler ce paysage riche et varié est toujours un vif instant de bonheur.
Au pied de la tour, construite en 1898, fière de ses 20 mètres, les arbres peuvent à peine pousser. Il n'y a que quelques hêtres tordus et dénudés. Un peu plus loin, une armée de sapins qui serrent leurs branches jusqu'au ras du sol pour faire échec au vent.
Me revoici au Col du Champ du Feu. Je descends toujours le long du même versant, mais un degré plus bas. Maintenant, à l'abri du vent, c'est de nouveau la haute futaie de hêtres qui m'offre son abri. La forêt reste sombre, elle a une étrange couleur rouille. Sur le chemin supérieur, passe un cavalier.
Je sors de la forêt, et le sol devient spongieux. Ici, sous quelques pierres plates, jaillit la rivière de l'Andlau. D'un peu partout, le long de la pente, dégringolent de minuscules torrents qui ont imbibé le sol. Un marécage en miniature, où la végétation pousse en abondance, et cache des trous remplis d'eau.
Près d'ici, au siècle dernier, un garde forestier a été tué en service commandé. Un petit monument rappelle ce souvenir tragique.
La forêt est envahie de taillis, et le sentier est constamment coupé par des torrents qui dévalent vers l'Andlau. Des herbes folles poussent partout. Mais l'aspect change constamment. Tantôt les grands hêtres abritent des taillis, tantôt des sapins bas trament leurs branches jusqu'à terre.
Un murmure se fait peu à peu entendre, d'abord apporté sur les ailes du vent ; puis il s'amplifie jusqu'à devenir un grondement. Revoici l'Andlau, qui se précipite en plusieurs cascades du haut d'une petite falaise hérissée de rochers.
La cascade de l'Andlau, aussi appelée cascade du Hohwald, est une charmante chute d'eau, bien qu'elle soit artificielle. De rocher en rocher, l'eau se jette le long de la pente, en un rugissement ininterrompu et en jaillissements d'écume.
Les ponceaux en bois qui franchissaient la cascade en plusieurs endroits ont été plusieurs fois saccagés, mais aussi victimes du temps qui oblige à toujours recommencer même ce qu'on croyait solide...
Je m'éloigne de la cascade et son grondement redevient murmure. Au bord du chemin, une pierre rappelle que c'est ici que se dressait autrefois le Grand Sapin de Strasbourg. Une énorme souche, à côté de la stèle, évoque la taille du géant, qui régnait en maître incontesté dans la Forêt de la ville de Strasbourg qui s'étend sur ces montagnes. Il était devenu célèbre, aucun autre arbre ne pouvait lui porter ombrage, et ses branches faisaient un large abri. Et pourtant il dut courber la tête sous la hache du bûcheron. Le 3 juin 1864, lundi de Pentecôte, en présence, dit-on, d'une foule énorme, le Grand Sapin de Strasbourg termina son règne.
A travers les sapins qui assombrissent la forêt, le chemin descend vers le Hohwald. Voici un petit ruisseau, qui bondit entre les pierres en chantonnant une mélodie douce, qui parfois s'anime pour se terminer dans un éclat de rire.
En sortant de la forêt, la civilisation envahissante me rattrape sans transition : près d'un terrain de camping, voici l'entrée du Hohwald.

1 A l'époque, on pouvait le faire sans danger. Maintenant, gare à l'échinococcose !

© Bonnet 2004

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