Avertissement :
le texte décrit le sentier tel que je l'ai parcouru il y a une trentaine d'années. Des choses ont pu changer depuis ! Si vous voulez partir sur mes traces, prenez la précaution de préparer votre randonnée avec les outils d'aujourd'hui (cartes, guides...), c'est plus prudent !
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Au bord de la route, se trouve une vieille table de bois polygonale, à l’ombre des grands pins, entourée d'un banc. Ce serait bien agréable s’il n’y avait tant de voitures. Et tant de ces animaux bruyants appartenant à l'espèce proliférante “homo touristus terribilis”. Dans des endroits comme celui-ci, vous les reconnaîtrez facilement : en solitaire ou en groupe, ils se déplacent dans une carapace métallique roulante qui les met à l'abri des menaces du monde sauvage des forêts. Parfois, ils s'arrêtent, sortent de la carapace mais ne s'en éloignent généralement pas beaucoup. Les uns se parent de chaussures de marche dernier cri, font quelques pas sur un sentier puis rejoignent l'abri protecteur, en extraient une table, des chaises, tout leur confort de camping et font cuire des saucisses malgré l'interdiction de faire du feu en forêt. Ils observent la nature, coupent une fleur ici, la regardent et la jettent dédaigneusement, ou laissent là l'ensemble de leurs déchets quand ce ne sont pas leurs excréments au bord des sentiers. Certains sont promenés au bout d'une laisse par leur chien : ce sont ceux-là qu'on peut croiser le plus facilement sur les sentiers. D'autres font la sieste au bord des chemins et pestent contre les randonneurs qui les réveillent. Tous, ils sont bruyants et redoutables. Aujourd'hui, au bord de la route, il y en a une colonie parce qu'il fait soleil pour le moment, mais les nuages s'amoncellent dans le ciel et en général ces animaux n'aiment l'eau que dans les piscines. Quand il pleut, on commence à entendre le silence, la palpitation de la forêt.
L’endroit s’appelle Hexentisch, la table des sorcières. Je suis à la porte d'une montagne occupée depuis la plus haute antiquité ; lieu de réunion des celtes, lieu de culte aussi, tout auréolée de mystère. Près du sommet, une grotte, la plus grande des Vosges, ouvre une gueule béante. Ce n'est qu'un grand abri sous roche, mais on aimerait imaginer des hommes de Neanderthal y cherchant un abri précaire. C'est aussi un lieu magique, habité par le souvenir des druides, le souffle de la légende, les héros et les dieux.
C’est le Brotsch.
Je m'engage sur une légère montée à l’abri des grands pins, dans un taillis. Puis les grands arbres se font plus rares, le taillis prend le dessus.
Le sentier s'infléchit et grimpe dans le sens de la plus grande pente ; c’est un étroit couloir entre deux rangées de jeunes sapins, d’un beau vert clair, aux aiguilles rangées serrées ; on ne voit rien derrière, les ténèbres enfouissent mes pas sous cet épais manteau !
Et brusquement, me voici au sommet ; sans qu’on s’y attende, on débouche de la forêt dense dans une vaste clairière, au pied de la tour. De l'autre côté, de grands pins, plus hauts qu’elle, la couvrent de leurs ramures.
De son sommet, s'ouvre une vue attachante vers le nord ; au premier plan, se dresse le Geroldseck, derrière lui s'étire le Haut-Barr ; au pied des collines, Saverne paresse au soleil ; plus loin, voici le Mont Saint Michel, le Bastberg, les collines du nord des Vosges ; au-delà encore, le plateau lorrain s'étend à l'infini, mollement ondulé... Tout près, les sombres et épaisses forêts protègent les secrets de ce monde fantastique, isolé, tellement mystérieux par son éloignement du monde des humains...
Je reprends la crête, sous de beaux pins, tordus, aux formes étranges ; et de nouveau la forêt s’arrête, et la vue s’ouvre. Je suis au sommet du rocher du Brotsch, aux formes tourmentées ; haut de 25 mètres, il marque l'extrémité de ce promontoire. D'ici, on contemple ce que la tour ne pouvait révéler, ces immensités de forêts, qu’on dirait hantées ; il y a là-bas, le Wüstenberg, où se trouve un antique mur païen, et qui s'achève par le promontoire du Krappenfels ; derrière l’horizon, se dessine le formidable rocher de Dabo ; puis la forêt s’épaissit encore pour écrire les noms mythiques du Schneeberg, du Mutzigfels, du Grossmann, du Donon, dont les pentes raides sont des mondes perdus, où personne n’habite, où on peut parcourir des lieues sans rien voir que des arbres, sans rien entendre que les oiseaux et le vent, et qu'on ne peut traverser sans un frisson d'effroi, délicieux ou menaçant. Un monde étrange, peuplé de fées, de sorcières, d'elfes, de géants et de dieux au souvenir tour à tour terrifiant ou tendre, un univers de légendes qui retrouve la vie quand s’amoncellent les nuages...
Le chemin descend au milieu des pins, pour aboutir au pied du rocher, dont la base est naturellement évidée, et cette excavation naturelle forme un vaste abri sous roche. Cette grotte est l’une des plus vastes des Vosges. Là se réunissaient peut-être les hommes de la préhistoire, pour traquer les sangliers, les cerfs, les ours et les loups qui hantaient ces montagnes. Là se réunissaient aussi les celtes, sur cette montagne sacrée, pour adorer leurs dieux. Ainsi, le Brotsch est-il comme le point de départ d'une voie processionnaire qui longe la crête des montagnes et s'achève au milieu des nuages, dans le mystère sacré du Donon.
Au milieu d’un taillis, le chemin raviné et en forte pente conduit au pied de la montagne. On retrouve les hauts sapins juste avant de rejoindre la route, à la Maison Forestière Schaeferplatz. C'est comme si on revenait sur terre après un voyage dans l'espace, le temps et le rêve...
A travers la forêt de sapins, dont les troncs se dressent droits comme les lances d'une phalange de géants, et dont le sous-bois est de plus en plus envahi par les taillis, le chemin continue sa progression obstinée. Les pommes et les aiguilles mortes jonchent le sentier. Les nuages ont obscurci le ciel et il fait sombre sous ce manteau, qui fait prendre à la forêt une teinte grise et triste. Le mystère semble peser sur les épaules. Là-haut, un vaste rocher dissimulé dans la forêt évoque le cerf, symbole de Wotan, le prince des dieux germaniques. Sur l'épaule de ce Hirschberg, un étrange monolithe, qu'on nomme Eule, se dresse comme un menhir cyclopéen. L'imagination populaire y voit le hibou, symbole de sagesse, qui accompagne le monarque divin.
La forêt cesse pour quelques instants pour s'ouvrir sur une plantation de sapins. Une pancarte apprend au voyageur curieux que le lieu s’appelle Lothringerbaechel. Le petit ruisseau de Lorraine, un nom qui intrigue ou fait rêver.
La route forestière est toujours là, tout près, en contrebas. On y entend presque sans cesse passer des voitures. Rares sont les instants de calme, les oiseaux n’osent même pas chanter ; on n’entend que le vent, imperturbable, dans les hautes branches. Une voiture se sport passe ; elle emplit l’air de son vacarme ; toute la forêt en tremble d'indignation. On la comprend. A notre époque où on parle de plus en plus de nuisances, quel dommage de ne pouvoir préserver le silence de la solitude ni réserver le bruit au monde des hommes. Puis le bruit de la voiture retombe dans le lointain et le silence déchiré se cicatrise, fragile répit.
Le sentier traverse maintenant la route, près d'un carrefour ; il y a là, au bord du chemin, un hêtre vénérable, plusieurs fois centenaire, qu’on nomme Billebaum. Que n’a-t-il pas vu passer ! Les comtes d’Ochsenstein, montant de Tillersmunster, devenu Reinhardsmunster en l'honneur d'un de leurs successeurs, passaient par là avant d’arriver à Haberacker et à leur château. Les comtes de Deux-Ponts-Bitche sont passés par là eux aussi, et nombre de soldats, venus assiéger les trois rochers où s'accrochent les châteaux d’Ochsenstein. Hélas ! Le Billebaum ne verra plus passer les hordes de notre siècle. Il a encore vécu dix années après mon passage puis une tempête a eu raison de ses ramures et de son tronc colossal. Il n'en reste aujourd'hui que la base, un panneau explicatif, un souvenir et un peu de tristesse en imaginant encore le géant terrassé1.
Sous les pins, les taillis apparaissent, puis disparaissent ; parfois, ils se réduisent à quelques herbes folles, à des mousses, des myrtilles, ou des fougères ; parfois, ce sont jusqu’à des arbustes, à hauteur d’homme. Là où il n’y a rien, ce sont les branches mortes qui encombrent le sol, couvert d’aiguilles et de pommes de pins ; tout prend alors une couleur terre de Sienne. Un hêtre s’est égaré là ; il fait figure d'intrus, avec ses branches basses vertes...
Des prés, quelques maisons, voici Haberacker. Sur l'éperon de la montagne, masqué par les arbres, se cachent les châteaux d'Ochsenstein. D’autres rochers dépassent, menaçants, des forêts avoisinantes.
Les routes forestières descendent vers le vallon pour rejoindre Stambach, mais notre sentier monte à gauche, d’abord entre de petits sapins, puis entre des arbres plus grands, pins, épicéas ou sapins. Ici encore, nous longeons une montagne sacrée, un haut-lieu de la mythologie germanique : le Geisfels serait-il le symbole du Walhalla, le paradis des guerriers, ou la chèvre Heidrun nourrit les élus ?
La forêt change sans cesse de physionomie. Tantôt, ce sont des grands pins, tantôt des petits sapins ; tantôt le sous-bois est vert, tantôt il paraît gris.
Le chemin traverse un bosquet de sapins serrés et bas ; leurs branches basses, mortes, balayent le sol ; aucune lumière ne filtre. Des spectres semblent s’agiter dans l’ombre ; on ne serait pas surpris d'entendre le hojotoho, le cri de guerre de Brunhilde magistralement mis en musique par Wagner, et à voir surgir la Walkyrie, traversant la forêt et les rochers épars sur son cheval.
Mais les fantômes s’évanouissent quand la forêt s’éclaircit. Me voici à l’orée, il n’y a plus que quelques grands pins, bien droits. Et dans la clairière, sont installées quelques maisons. C’est le hameau de la Hardt, perdu au milieu de la forêt, presque inaccessible. Mais voilà qu’entre les arbres qui s’entrouvrent, apparaît, au-dessus des genêts qui marquent la lisière du bois, le fabuleux rocher de Dabo. Vision fantastique qui évoque l’arche de Noé voguant sur une mer de sapins. C'est un spectacle éblouissant, un des plus impressionnants que je connaisse... Un tableau que ne contempleront que les hommes capables de marcher. L'homo touristus se pressera au pied du rocher, une route y mène. Mais rien ne remplace cette vision qui ressuscite les temps glorieux de la chevalerie, les gestes et les légendes...

1 Le Billebaum ou Bilderbaum mesurait 612 cm de circonfĂ©rence ; il avait 350 ans et fut victime d'une tempête le 25 mars 1980

© Bonnet 2003

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