Ballon d'Alsace
A travers les forêts et les montagnes des Vosges...
Le long du rectangle rouge
Avertissement :
le texte décrit le sentier tel que je l'ai parcouru il y a une trentaine d'années. Des choses ont pu changer depuis ! Si vous voulez partir sur mes traces, prenez la précaution de préparer votre randonnée avec les outils d'aujourd'hui (cartes, guides...), c'est plus prudent !

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Plutôt que Lac des Perches, il vaudrait mieux dire Lac de la Berse : la Berse est en effet le nom de la couronne montagneuse du cirque où se niche le lac. L'appellation française dérive de la prononciation lorraine qui n'a rien à voir avec des poissons.
Son nom germanique est Sternsee, lac des étoiles ; il lui vient de cette terrible légende qui assombrit ses eaux comme un voile opaque : l'enfant qui voit des étoiles se refléter dans le lac et veut les attraper. Ainsi aurait péri le fils du comte Mason, un petit neveu du duc Adalric, fondateur de Masevaux. Le Seehorn qui domine le lac porte aussi les noms de Tête des Perches ou de Sternseekopf en référence au lac.
Le col des Perches est une étroite brèche qui échancre la paroi abrupte qui plonge dans le lac, entre Rimbachkopf et Seehorn. Le sentier s'engage résolument dans cet environnement de rochers abrupts, d'éboulis et de moraines, planté d'arbres bas à travers lesquels on aperçoit le lac. Un petit pont de bois un peu délabré enjambe une faille de rocher au-dessus d'une crevasse vertigineuse.
Peu à peu, la pente s'adoucit et se boise, le lac disparaît derrière les frondaisons. Les rochers n'ont pas disparu mais ils n'empêchent pas le sentier de se laisser doucement porter vers les pâturages de la Berse. Plusieurs fermes jalonnaient autrefois ce vaste plateau, mais leur isolement a provoqué leur abandon et leur effacement du paysage.
Le sentier sort de la forêt et d'un seul coup le paysage a complètement changé. Plus de lac, plus de raides parois rocheuses, mais un plateau doucement ondulé, des prairies dorées par le soleil. Au loin, des fermes tachent le pâturage. Des montagnes inconnues se rangent au fond de la scène, brumeuses, couvertes de lambeaux effilochés détachés de la nuée.
Plus bas, on devine le fond de la vallée de la Doller. L'orage qui grondait sur la montagne voici à peine deux heures a laissé quelques flaques et des herbes mouillées, mais le soleil radieux ferait maintenant douter de sa réalité.
Un chemin forestier descend doucement, la forêt l'enserre. De vieux sapins moussus et couverts de lichens étendent leurs branches tordues et dépouillées comme des spectres. Le soleil baisse, déjà, mais malgré sa lumière chaude la forêt est triste, sans couleur. Puis un sentier s'ouvre dans les bruyères pour rejoindre le rebord de la crête. Tout en bas, deux petits lacs sont enfouis dans la verdure. Ce sont les Neuweiher, deux étangs séparés par une digue, le plus grand est quelques mètres plus haut que le petit, noyé dans les ramures. Ces deux lacs sont hantés eux aussi, dit-on. Parfois un promeneur attardé en montagne entend le son lancinant d'un tambourin ; bon gré, mal gré, il prend le rythme de l'instrument magique, et quand le silence revient, il se retrouve épuisé au bord du Neuweiher.
Mais aujourd'hui, la forêt est heureusement calme. Il n'y a que des chants d'oiseaux ou le ronronnement lointain d'un moteur d'avion pour rompre le silence. Des sorbiers, qui arborent déjà leurs baies rouges brillantes, illuminent le chemin. Plus loin, voici une cabane de bûcherons. Sans nul doute, elle a été occupée aujourd'hui, mais pas forcément par des bûcherons, car il y a devant la porte les restes d'un feu, des braises rougeoyantes.
Etroit tiret rectiligne au milieu du pâturage du Gresson, le sentier rejoint au fond d'un col la base de cette montagne. Et revoici la forêt claire, sans un buisson, alignement de troncs bien droits entre lesquels le soleil bas envoie encore de longs rayons.
Au-delà du Gresson, déformation française de l'allemand Gratzen (à moins que ce ne soit le contraire), j'atteins le point de passage de la crête, le col des Charbonniers, à 1117 mètres. Son nom, comme celui de la vallée des Charbonniers qui monte de Saint Maurice, dans la haute vallée de la Moselle jusqu'à la chaume du Rouge-Gazon à deux pas du lac des Perches, vient des charbonniers, on s'en serait douté, qui s'étaient installés en nombre dans la vallée depuis le moyen-âge et convertissaient le bois en charbon.
Le sentier s'est infléchi. Parfois le soleil vient encore lui sourire à travers un nuage doré ; parfois des lambeaux de brume traversent la forêt. Il se poursuit, toujours le même, monotone, encombré de racines sinon de branches de bruyères qui l'étouffent, déversé, rocailleux ou boueux, car de nombreuses sources jaillissent des rochers au pied desquels il se promène. Sans doute pas très fréquenté pour que la végétation le dissimule et l'efface à ce point, et que les efforts du Club Vosgien pour le dégager n'y fassent rien. Sans rompre la monotonie, il monte descend, serpente entre les bruyères, sans s'éloigner de la crête, et non sans fantaisie. Heureusement il offre de belles vues vers la vallée d'Alfeld et plus bas vers les villages aux maisons serrées qui jalonnent la Doller. Le lac d'Alfeld s'étend, gagné par l'ombre qui envahit rapidement la vallée ; plus loin s'étend le miroir du lac de Sewen, plein de mystère. Au fond, le Baerenkopf, ultime chaînon des Vosges, ferme la vue. Le chemin semble sans fin : on dépasse une montagne, on descend sur un collet, une autre montagne se dessine au-delà. ; de rocher en source, de montée en descente, les forêts sombres, les panoramas infinis, les prairies où brillent les toits rouges des fermes, les lacs au pied des crêtes... On aurait l'impression de ne pas bouger si, insensiblement le soleil ne baissait sur l'horizon et si l'ombre ne gagnait pas la montagne.
Et soudain, le paysage change : du haut d'un rocher surplombant, derrière la crête, comme au terme d'un escalier, se lève enfin la barrière massive, formidable, du Ballon d'Alsace.
Enfin, parce que le soleil vient de disparaître derrière le sommet et qu'il est bien temps que j'arrive. Seules, quelques écharpes de nuées aux bords dorés, donnent un peu de lumière, et les franges qui s'en détachent semblent des gouttes d'or fondu s'échappant d'un creuset.
La sombre face du Ballon d'Alsace est entièrement plongée dans l'ombre. Moment impressionnant. Cette dernière tour d'angle du massif vosgien est comme un coin plongé vers les plaines de France. Elle arbore des pentes raides, des rochers escarpés, des falaises vertigineuses. La montagne présente son dôme massif, falaise noire qui se découpe sur le ciel encore clair où déjà pointe une étoile. Vision fabuleuse, spectacle de légende.
La nuit tombe vite. Le sentier est encore le même, et quand il sort de la forêt c'est pour révéler le Ballon d'Alsace qui ne semble pas avoir bougé. Je me surprends à guetter les bruits, comme si le tambourin magique du Neuweiher allait retentir, m'égarer et me détourner de mon but.
Rocailles, marécages, sources, prés, rochers, forêts, tout se confond maintenant dans une teinte sombre. A l'horizon, le Baerenkopf s'assombrit et les lacs ont perdu leur éclat. Le Ballon d'Alsace semble enfin tout proche. Il reste à gravir le Rundkopf, la Ronde Tête, son marchepied. La forêt est plongée dans la nuit et c'est à peine si je remarque le col de Morteville, du nom d'un hameau de la vallée des Charbonniers, et les lacets qui s'amorcent dans les rochers.
Un agréable contraste saisit au sortir de la forêt : une pale clarté émane encore du ciel, évoquant "cette obscure clarté qui tombe des étoiles" du Cid. On y voit un peu plus clair : j'arrive au col du Rundkopf, il ne reste qu'une étroite arête à longer pour atteindre enfin la base du Ballon d'Alsace. Le terrain est marécageux, je distingue des crapeaux, sortis à l'obscurité, qui fuient l'animal maladroit, lourd et bruyant, en quelques bonds dans les feuilles mortes.
Les rochers se font plus imposants. Devant moi, je distingue à peine l'à-pic du Ballon d'Alsace qui se déroule dans un gouffre de néant. La nuit est complètement tombée. Malgré l'obscure clarté des étoiles, le pied s'assure mal dans la rocaille. Je mesure mon imprudence : un faux-pas au sommet des falaises pourrait être dramatique.
Le sentier grimpe droit devant lui, c'est du moins l'impression que j'ai maintenant que mes yeux s'habituent à l'obscurité. Des phares de voitures strient l'obscurité : ça doit être le Plain de la Gentiane, où se joignent les routes de Masevaux et de Giromagny. Plus loin, au-delà des monts, s'allument des lueurs timides et tremblotantes de quelques villages.
Le sentier s'adoucit, le sommet est sous mes pieds. A ma gauche s'ouvrent les raides escarpements et les falaises laissés par les glaciers longs de 3 lieues qui envahissaient la vallée jusqu'à Kirchberg où ils ont laissé une moraine qui donne au site un décor magnifiquement romantique. Dans la nuit, on ne voit même pas le fond de l'abîme. Il devient même sinistre et inquiétant.
Voici le sommet. Sur le ciel encore frangé d'un étroit liseré rose se découpe la Vierge du Ballon. Au loin s'étire la longue silhouette du Ballon de Servance, qu'on appelle aussi Ballon de Lorraine, et dont le sommet est occupé par un ancien fort militaire. Je devine des villages, il n'y a plus de montagnes pour arrêter la vue. Je suis sur un cap, un promontoire. C'est le bout du monde.
La descente est plus douce mais semée de rocailles et ravinée par le ruissellement. Je marche avec d'infinies précautions sur ce sol inégal. La route est là, avec les lumières crues des hôtels du Col du Ballon. Des voitures passent à toute allure, à coups de moteur rageurs : le Tour de France automobile va traverser les Vosges cette nuit en venant de Giromagny. Malgré la nuit, ce n'est pas tout de suite qu'on retrouvera au Ballon d'Alsace calme et solitude.

Un autre jour s'est levé sur le Ballon d'Alsace.
La foule, en cette fin de saison, est moins nombreuse au Col du Ballon et on ne s'en plaint pas1. C'est ici que passe la route qui joint Belfort et la vallée de la Moselle, mais la dénomination de col est impropre. La route reste à flanc de montagne, et il y a entre Ballon d'Alsace et Ballon de Servance d'autres passages plus bas, dont le col du Stalon.
Tout près de la route se trouve l'hommage de la France aux démineurs, qui ont risqué - et risquent encore - leur vie pour désinfecter son sol des engins meurtriers que les guerres y ont enfouis2. Ce monument est une œuvre originale due au sculpteur Rivière et évoque un démineur projeté en l'air par l'explosion d'une mine.
Je suis revenu au sommet pour contempler ce que la nuit m'avait caché. J'ai longé l'escarpement impressionnant qui dévale vers le lac d'Alfeld. A 1247 mètres d'altitude se révèle un des plus beaux panoramas des Vosges. Mais quelle tristesse d'imaginer que la frontière entre la France et l'Allemagne passait sur la crête et longeait la falaise. La statue de la Vierge se trouvait exactement sur cette ligne mortelle3.
C'est vrai que cette frontière n'est pas plus justifiable sur le Rhin et que si je me réjouis d'être français, j'ai de l'estime et du respect pour certains aspects du passé et de la culture germanique. J'apprécie aussi que la résistance acharnée de la citadelle de Belfort en 1871 lui ait valu de rester française avec son arrondissement, prélevé sur le Haut-Rhin et devenu provisoirement "Territoire de Belfort". Le provisoire a duré après 1918, le territoire est devenu département et il regarde maintenant plus vers Montbéliard que vers l'Alsace4.
Mais le panorama se moque bien des frontières.
Il contemple la crête qui s'allonge vers le Belacker, le Vogelstein et le Rossberg, le lac de Sewen qui brille de mille feux, la vallée de la Doller et ses villages serrés. J'imagine les falaises qui cachent les Neuweiher et le lac des Perches, les sauvages forêts, si profondes qu'on les croirait hantées, sur le lac de Wildenstein et le roc où s'accroche un château, audacieux comme l'aire d'un aigle.
Il contemple les montagnes qui vont du Drumont au Ventron et les profondes entailles des cols de Bussang, d'Oderen ou de Bramont, et en face la chaume altière qui s'élève comme le faîte d'un toit jusqu'au trône où règne le Grand Ballon, entouré de ses vassaux.
Plus loin, il devine les raides falaises du Hohneck où des lacs sont enchâssés comme des gemmes sur un diadème, les myrtilles du Brézouard, les mystères du Taennchel, les forêts perdues du Climont ou du Donon. Le regard se noie dans la brume de l'horizon en cherchant le Champ du Feu, le mont Sainte Odile ou le Schneeberg, les châteaux qui festonnent les collines, ou le moutonnement des Vosges du Nord.
Voici la plaine d'Alsace, étendue jusqu'aux sombres contreforts de la Forêt-Noire, mosaïque lointaine toute de charme et de grâce. A l'opposé, il contemple les ondulations des Vosges lorraines qui vont mourir sous le soleil et cachent des vallées profondes où se nichent des villes d'eaux, où les arcanes des forêts révèlent d'inestimables trésors, où les ruisseaux bondissent en cascades sur les rochers moussus. Le Ballon de Servance jalonne la dernière chaîne des Vosges et les collines qui mènent en Franche-Comté et en Bourgogne.
Il contemple les Ballons des trois pays qui sont comme des amers pour baliser le soleil les saisons, et toute la splendeur des Vosges, des forêts qui se parent de touches polychromes, des vallées, des pâturages et des chaumes, mystères des rochers escarpés et des raides falaises, des murs païens et des châteaux en ruines, poésie des villages, des fermes et des clochers...
Et voici, suprême merveille, alignées dans le ciel comme pour admirer aussi la poésie des Vosges, les cimes des Alpes qui emplissent l'horizon, en longue ligne, depuis le Scesaplana du Vorarlberg, le Säntis, le Tödi, vers l'Oberland et ses géants qui scintillent de mille étincelles, jusqu'aux limites de la vue où trône le Mont Blanc.
Près de la statue de Jeanne d'Arc, symbole de la France, autour de la table d'orientation, c'est un moment de plénitude et de bonheur.
Une symphonie s'élève du paysage, faite de mille accords grandioses et sereins, qui invite à la contemplation, à une communion indicible.
Instant de nostalgie aussi, devant la fin du sentier, l'inéluctable déclin qui ramène le randonneur après des instants de bonheur à la banalité du quotidien.

Je redescends la chaume ravinée, terriblement dégradée, où une vache ne trouverait pas son goûter5 pour rejoindre le col du Ballon.
Je suis un instant la route, puis je coupe vers la ferme-auberge. Des voitures sillonnent la route, dont les occupants auront pour la plupart "fait" le Ballon d'Alsace sans s'arrêter et n'auront rien vu.
Le long de l'étroite arête de la montagne, où se révèle la falaise du cirque glaciaire, je gagne, le cœur un peu lourd, le Plain de la Gentiane, d'où part la dernière chaîne des Vosges qui me conduira au terme du sentier, Masevaux.

1 Ce n'est pas toujours la cas, il y a souvent du monde au Ballon d'Alsace. Je me félicite de ne pas m'être trouvé dans la foule compacte, indisciplinée et imprudente qui l'a envahi en 2005 pour l'étape vosgienne du Tour de France ! La montagne a dû frémir ses ses bases.
2 A l'époque de ma rando, on trouvait en Alsace des restes (bombes, obus non éclatés...) des guerres. La fin du 20ème siècle a fait encore mieux en répandant partout dans le monde des mines, armes lâches qui tuent et mutilent, et pas seulement les démineurs dont je salue plus que jamais le courage.
3 Les lignes de mort ont reculé. Les accords de Schengen permettent depuis 1995 la libre circulation des marchandises et des personnes. Mais il y aura du chemin à faire : sur les routes qui passent en Allemagne, les installations douanières ont été démantelées du côté allemand mais il reste des bâtiments, des chicanes et des vitesses (très) limitées du côté français...
4 Au point que ce petit département de 610 km2 a choisi la région Franche-Comté, dont il représente moins de 4 % de la surface mais 12 % de la population. Le Ballon d'Alsace est sur la limite des régions Alsace, Lorraine et Franche-Comté : il n'en a pas encore fini avec les frontières. La Parc naturel régional des Ballons d'Alsace s'étend sur ces trois régions.
5 La situation a profondément changé. Le sommet du Ballon d'Alsace a été remarquablement réaménagé : la chaume a été restituée et protégée, des cheminements ont été réservés pour les piétons qui peuvent en faire le tour sans l'endommager, des panneaux ont été placés pour expliquer l'écosystème fragile du sommet. On espère qu'il en sera fait autant pour le Grand Ballon et le Hohneck, et pourquoi pas pour l'ensemble des Vosges. De gros investissement pour la conservation d'un patrimoine naturel inestimable.


© Bonnet 2005

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