Masevaux
A travers les forêts et les montagnes des Vosges...
Le long du rectangle rouge
Avertissement :
le texte décrit le sentier tel que je l'ai parcouru il y a une trentaine d'années. Des choses ont pu changer depuis ! Si vous voulez partir sur mes traces, prenez la précaution de préparer votre randonnée avec les outils d'aujourd'hui (cartes, guides...), c'est plus prudent !

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Il fait froid sur la Plaine des Gentianes1. Le vent s'est levé et charrie dans le ciel d'énormes nuages gris. Les bourrasques projettent une bruine qui fait luire les prairies rases.
Dans mon cœur aussi, il fait froid et sombre. L'aventure va se terminer. Impossible à raisonner, ridicule ? On ne reste pas aussi longtemps en communion avec les Vosges sans en garder des traces. On ne met pas fin à tant d'instants de bonheur sans un pincement, même avec l'espoir que la grande aventure recommencera...
Sur le pâturage, paissent des vaches qui agitent sans discontinuer leurs clarines. Un moyen de se réchauffer ? Ça donne un concert discordant mais envoûtant. Je traverse à mon tour le pré, bordé d'arbres rabougris. Le vent souffle toujours, mais en marchant, je suis moins sensible au froid qui ne m'a de toute façon jamais beaucoup gêné.
Les arbres se sont écartés, je gravis une croupe herbeuse où une petite statue de la Vierge défie les tempêtes. La vue s'ouvre sur le Ballon d'Alsace dont les escarpements plongent vers la vallée. Les chaînes de montagnes s'étagent du Rossberg au Grand Ballon, qui cache sa tête dans les nuages. De l'autre côté, la Savoureuse - quel joli nom - a ouvert une profonde échancrure dans les flancs du Ballon d'Alsace, dominée par la Planche des Belles Filles où plane le tragique souvenir de ces jeunes filles qui se sont jetées du haut du rocher pour échapper à la soldatesque suédoise. Dans les arcanes de ses forêts, des cascades, comme le Saut de la Truite et le Rummel, bondissent sur les rochers taillés par les glaciers. Très vite, les sommets tombent vers Belfort où seules quelques buttes viennent rompre la monotonie de la plaine.
En avant, les chaumes s'étendent jusqu'au col où un coin du toit de la ferme Wissgrut apparaît derrière un repli de terrain. Wissgrut tire son nom de "im weissen Gereuth", le défrichage blanc, tel qu'on le nommait en 1597. La ferme, à 1043 mètres d'altitude, est abritée des vents par la montagne. Des troupeaux broutent le pâturage de la Tête de Trémont où je m'engage maintenant.
A son sommet, à 1088 mètres, je retrouve la forêt. Les hêtres bas poussent en bosquets serrés, comme si leur tronc était enterré et que n'émergeaient du sol que leurs branches. La forêt est encore verte mais on marche sur un tapis épais et glissant de feuilles mortes, qui s'amassent d'année en année. Au lieu-dit Les Plaines, qui évoque une étendue humide d'altitude, un grillage annonce qu'on a rejoint, l'ancienne frontière, devenue limite départementale. De loin en loin, on retrouve les bornes qui balisent le changement de direction, portant d'un côté la lettre D et de l'autre la lettre F.
La pente devient raide, le sous-bois est un fouillis inextricable de broussailles, de fougères, de branches mortes tombées des hêtres. On aboutit ainsi sur un col. Une vieille pancarte de bois informe qu'il s'appelle "Col sans nom". Façon de parler puisque le simple fait de le nommer ainsi lui en donne un. Moyen commode utilisé partout dans le monde, des Pics Sans Nom ou de l'Aiguille de l'Innominata, dans les Alpes, au Bezymiany, "Volcan sans nom", au cœur du Kamtchatka. Je me surprends à philosopher : le néant, qui est ce qui n'existe pas, existe-t-il puisqu'il a un nom ? Je préfère ne pas creuser pour le moment cette question qui donne le vertige aux uns et qui fera ricaner les autres.
Je poursuis ma route sans entrain le long de l'ancienne frontière, maintenant soulignée par un petit muret effondré. Les bornes se suivent et se ressemblent. Puis le sentier s'écarte de la crête, s'engage à flanc de pente et débouche sur une petite route dont il suit le déblai tout au bord d'une corniche précaire, avant de descendre doucement au Col du Hirtzelbach.
Le sentier remonte vers la montagne, encombré par les buissons, les broussailles. Des rochers affleurent, la mousse les rend glissants. Plus loin, on s'enfonce en forêt, dans le profond sillon tracé par un torrent.
Le vrombissement d'un avion remplit l'air, puis on entend s'approcher un concert de sonnailles. Je débouche de la forêt un peu au-dessus du vaste pâturage de la Fennematt. Au fond du col, le troupeau entoure la ferme, adossée aux rochers qui hérissent l'autre versant. Dans le pré, au pied des rochers, jaillit la source maintenant captée de la Doller. La rivière insouciante décrit une large boucle au pied du Ballon d'Alsace pour rejoindre à Mulhouse l'Ill alors à peine plus grande qu'elle. C'est le plus méridionale des rivières vosgiennes, et sa source en altitude en fait un torrent irrégulier.
Plus bas dort le mystérieux Lachtelweiher, à l'abri des hauts arbres.
Le sentier remonte à travers le pâturage sous le regard tutélaire du Ballon d'Alsace. Voici de nouveau des arbustes. C'est le coin toilettes des vaches, il y a des bouses partout, et certaines ont en leur centre un petit creux rempli d'eau.
Revoici le muret de l'ancienne frontière, puis on grimpe en sous-bois. L'air est toujours vif mais moins froid. Le ciel s'est dégagé, seuls de gros cumulus blancs tout replets montent le garde sur le bleu de l'horizon.
Voici le sommet du Lochberg, à la cote 1000. Drôle de nom pour une montagne : la montagne du trou. Après tout, ce n'est pas moins original que le Col Sans Nom. Et puis, c'est aussi le nom d'origine des Drumont (Troumont). La crête qui relie le Rossberg flanqué du Vogelstein au Seehorn et au Ballon d'Alsace s'étire encore sous mes yeux, de l'autre côté de la vallée de la Doller. Le Grand Ballon se hisse encore par-dessus la ligne de crête. Abritée par le sommet du Lochberg, se dresse une grande cabane de bois un peu inattendue dans l'isolement des montagnes.
Enfin, voici un raidillon et le sommet du dernier grand des Vosges, le Baerenkopf, à 1073 mètres. Le sentier ne peut se résoudre à quitter la montagne qu'il a mis si longtemps à atteindre : les 1000 mètres ne sont atteints qu'au Mutzigfels, après quelque 200 km de chemin ; ils sont encore au programme à 10 km de l'arrivée.
Le Baerenkopf offre la même vue sur les Vosges, mais elle s'élargit vers le Sundgau et le Jura alsacien. Au-delà des montagnes qui descendent rapidement, les Vosges se terminent. Dans ces sombres forêts se cachent des souvenirs terribles ou des vallons idylliques. Il y a là le trou du Loup, les ruines mystérieuses des châteaux de Rougemont et de Rosemont, mais aussi le Val des Anges. Tout près, dans un dernier escarpement, les montagnes s'arrêtent définitivement. Depuis le Ballon d'Alsace, on longe ainsi l'extrémité des Vosges. Je rêve devant ce paysage inhabituel. On est habitué à voir les Vosges mourir devant la plaine d'Alsace. Mais quand on porte son regard vers le midi, il y a toujours un chaînon pour succéder à un autre. Ici non : c'est le bout du monde.
Pourtant, au-delà du passage de Belfort qui s'ouvre vers la Bourgogne, le Jura aligne ses longues chaînes abruptes parmi lesquelles se dresse le Chasseral.
Un coup de vent souffle, ramenant des nuages, comme pour effacer avec le paysage la tristesse d'y voir peut-être le dernier des Vosges.
La pente est d'abord raide. Elle s'adoucit en retrouvant le muret qui s'effondre. Si sa ruine pouvait signifier celle de toute frontière !
Hêtres bas qui font flamboyer la forêt, branches jonchant le sol, broussailles, sapins, clairières et chaume plantée de fougères, de myrtilles, de framboises et de mures se succèdent le long du petit mur qui ne nous quitte plus.
Puis la forêt s'élance à mesure que l'altitude diminue. Ce n'est plus cette lande jaunie par le soleil, où les herbes qui se balancent au vent semblent des feux-follets, espace de légende, rendez-vous des sorcières, monde fantasmagorique hanté par la légende des siècles. C'est de nouveau la haute futaie, la grande forêt qui a accompagné longtemps nos pas au départ du sentier, rassurante mais sombre, peuplée de mille bruits, palpitant d'une vie secrète, vibrant comme si elle chantait sa propre beauté. C'est ainsi que Siegfried la découvre, dans une page lumineuse et grave à la fois de Wagner : Waldweben, les murmures de la forêt.
La crête s'abaisse doucement. Parfois le sentier rencontre encore une petite éminence avant de redescendre vite sur un col. Il ne reste qu'une petite montagne, le Sudel, à 914 mètres. Il contemple un cortège de collines qui descend vers Belfort. En arrière se lève le Baerenkopf, habillé de sombres forêts.
Il ne reste qu'à descendre. Mais la forêt multiplie les séductions et les ruses pour retenir le randonneur ? Des broussailles encombrent le sentier, difficile à repérer. Il descend en interminables lacets qui n'en finissent pas de ne pas descendre. Mais peut-être est-ce aussi moi qui n'en ai pas envie ?
Au fond de la vallée, je distingue entre les arbres, tout au fond de la vallée, le petit lac Bleu qui mérite mal le nom que lui a donné une charmante légende.
> La légende du Lac Bleu
Le chemin ne veut pas finir. Comment quitter la montagne sans regret ? Il serpente maintenant dans le sous-bois rouge d'une haute futaie de hêtres, bien sombres maintenant que le soleil disparaît.
Lacets, tours et détours, voici quand même le sanatorium Schimmeleck et la vallée. Je traverse les maisons de Stoecken, annexe de Masevaux. Le sentier s'achève au milieu d'un amphithéâtre de montagnes qui captivent mon regard. Encore quelques pas et me voici au terme définitif, devant l'église restaurée de Masevaux.
A l'horizon le soleil se voile dans la brume.
> Quelques mots sur Masevaux
C'est ainsi que le rectangle rouge, après 460 km (assez pour joindre Strasbourg et Paris), s'arrête devant l'église de Masevaux. Il m'a offert les aspects les plus divers, les plus fascinants. Forêts et taillis, vallées et villages, clairières ou chaumes, rochers et sommets, panoramas impressionnants ou vallons idylliques, les Vosges ont déployé pour moi leurs innombrables séductions. L'histoire souvent inhumaine ou la légende envoûtante ont envahi les montagnes, la poésie et le mystère de la foi ont imprimé leur empreinte. Une suite d'enchantements jamais déçus qui s'est élevée crescendo pour terminer en apothéose.
A Masevaux, le soleil, dans une écharpe de nuages d'or, achève de disparaître derrière le Baerenkopf et le Ballon d'Alsace.

1 Depuis ma randonnée, le rectangle rouge a changé de route : il suit le parcours du GR 5 et bifurque vers Belfort peu après le Plain de la Gentiane. Pour la dernière étape, j'ai conservé le sentier que j'ai suivi et qui est maintenant balisé par le rouge-blanc-rouge.


© Bonnet 2005

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