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Un début de printemps humide, encore de la neige en altitude, un vent frais qui charrie des hordes de nuages pour encombrer le ciel. Ici, je suis au milieu de collines qui se prennent pour des montagnes, mais l'ambiance ténébreuse est exactement ce qui convient pour remonter les siècles...
La maison forestière Haberacker est encore frileusement emmitouflée par des arbres décharnés où ne pointent qu'à peine de timides bourgeons. En haut de la colline, le château d'Ochsenstein révèle entre les branches son rocher abrupt. Sans l'obstacle des feuilles, il paraît tout proche. Je contourne la clairière et la maison forestière pour arriver à l'orée de la forêt qui n'a pas abandonné l'austérité hivernale. Les nuages ternissent les couleurs, les feuilles mortes des hêtres tapissent le sous-bois d'une teinte fauve. Seuls quelques sapins dressés sont restés verts mais les branches sont toujours sombres et on y attend encore les petits pousses vert tendre qui marquent le printemps.
Pris par ces pensées pessimistes, je suis arrivé au pied des rochers de grès rose du Grand Ochsenstein. Il y a trois châteaux sur ce site, trois rochers espacés ; le premier, le plus au sud, est le plus considérable. Un escalier taillé dans le rocher escalade la falaise de grès et débouche sur la plateforme où le château était construit. Les ruines paraissent encore plus tristes que d'habitude, envahies de broussailles dénudées et desséchées. Voici les restes du grand donjon d'habitation polygonal, d'une courtine à moitié effondrée, d'un magnifique arceau en plein cintre où se trouvait une citerne perfectionnée. La chapelle dont les invocations et les prières protégeaient la porte d'entrée n'a plus qu'une fenêtre sans style béante et la base des piliers qui portent encore les départs de voûte. Face aux autres châteaux, un donjon pentagonal défendait les bâtiments abrités derrière lui. Toute la splendeur d'une dynastie déchue transformée en désolation : remuants, batailleurs ambitieux mais instables, ils étaient toujours prêts à d'incessants changements d'alliance qui leur attirèrent bien des déboires. D'abord aux service des Hohenstaufen, ils rejoignent Rodolphe de Habsbourg qui les nomme landvogt d'Alsace, mais ils trahissent son fils Albert et se rallient à son compétiteur Adolphe de Nassau. Ils sont en conflit permanent, le château est pris, occupé et détruit par les strasbourgeois dont ils deviennent vassaux, ce qui ne calme pas leur ardeur mais précipite leur déclin. Leur dernier rejeton est ruiné par des rançons que lui valent ses défaites et sa sœur hérite d'une ruine qu'elle transmet à son mari, un comte de Deux-Ponts-Bitche qui le restaure avant que la foudre en ait raison un siècle après.
Dans la vaste basse-cour, je regarde encore l'imposant rocher, plus stable que les fragiles gloires humaines. Au-delà du fossé, j'aperçois dans les arbres dépouillés la silhouette du modeste rocher qui abritait le Petit Ochsenstein, sans doute créé à l'occasion d'un partage pour éviter la surpopulation du grand château, et qui fut confié en garde aux Wasselnheim. Je ne peux que rêver. Le rocher n'est pas accessible, on ne peut que s'imaginer des constructions qui n'ont laissé aucune trace visible d'en-bas. Il ne reste que l'amorce d'une courtine qui ensserrait peut-être la base du rocher. Un peu plus loin, le troisième rocher n'était peut-être qu'un avant-poste dont nous ignorons le nom et l'histoire. Une ouverture vers le haut du rocher donnait peut-être accès au sommet qui pouvait porter des constructions. Une échelle métallique permet actuellement d'y accéder mais je dois reconnaître que j'ai hésité à l'emprunter : fixée seulement en haut et en bas, sa trentaine d'échelons doit sérieusement vaciller sous le poids d'un escaladeur, surtout le mien. Le vertige aidant, j'ai reconcé à découvrir aussi ce rocher.
La forêt m'a de nouveau enveloppé. L'Ochsenstein abrite encore les fantômes de son passé, la forêt vibre maintenant d'un autre mystère. A travers les feuilles mortes qui semblent malgré l'absence du soleil comme autant de ternes flammèches, je dépasse des formations rocheuses et je m'achemine vers l'autre extrémité de la petite crête dont les trois rochers constituent le pointe sud, vers la porte d'entrée du redoutable mystère du Wustenberg. C'est là que régnèrent le dieu celte Cernunnos et son successeur germanique Wotan, dans une ambiance lourde de cultes druidiques peut-être initiatiques. On en sait en effet à peu près rien, ce qui laisse libre cours à l'imagination...
Le sentier descend maintenant rapidement à travers cette forêt couleur de rouille où les arbres dressent des troncs noirs comme des mâts de navire. En arrivant au col, ils s'écartent et laissent voir un nouvel escarpement qui émerge des arbres bas et touffus quand l'été les habille. Un rocher escarpé jaillit à l'extrémité de la colline, le Krappenfels. Ce rocher du corbeau évoque-t-il un des corbeaux qui accompagnaient Wotan et lui apportaient connaissance universelle sur les univers et mémoire à travers le temps ? Au loin, on aperçoit le rocher de Dabo, comme un vaisseau fantôme voguant sur une mer de forêts. Sa chapelle est comme une rédemption dans le monde impitoyable de la légende, des géants et des dieux déchus dont les soubresauts continuent d'ébranler l'univers.
On entre ici dans un monde enchanté. Le sommet est plat, pas très long, étroit, boisé, c'est une table rocheuse abrupte, propice à une implantation cultuelle interdite aux profanes. Le vent s'est levé mais il n'y a pas de feuilles à faire frémir et bruisser. Seules les montagnes résonnent des échos de la légende. Les arbres bas donnent une ambiance pesante, renforcée par quelques hauts sapins sombres. Le mystère est palpable au milieu des blocs épars dont certains ont pu faire partie de constructions. Peut-on imaginer Panoramix au plus obscur de sa hutte touillant les ingrédients improbables d'une potion plus ou moins magique ? Je m'arrête un instant... ce bruit sourd, est-ce celui de la forge de Cétautomatix ou serait-ce plutôt Héphaïstos forgeant les armes d'Achille... non, sans doute plus prosaïquement un bûcheron au loin dans la forêt. Le Wustenberg est un monde de ténèbres, où l'ombre le dispute au mystère. Au fil de mes pas, je m'attends à apercevoir le dieu cornu, le Cernunnos des celtes, avec sa ramure de cerf, accroupi sur un rocher surplombant, dardant le regard vers les profondeurs infernales qui s'ouvrent à ses pieds. C'est un mont de la désolation, où régnaient peut-être la dévastation et la détresse. Mon imagination travaille à fond. Etait-ce ici qu'étaient initiés les druides qui menaient les pèlerinages vers la montagne sacrée du Donon où la terre tutoie le ciel et où l'homme rencontre la divinité dans les nuées et le tonnerre ? Les dieux prenaient-ils plaisir à régner par la peur ?
Les arbres sont toujours aussi bas et dépouillés, et à force de marcher, j'atteins le mur paien. Il y a en fait deux murs qui délimitent un espace à l'intérieur duquel des archéologues ont trouvé des tuiles gallo-romaines, mais aussi des fragments de céramique et de meules datant de la Tène. Une base de maison de forme circulaire évoque un petit temple et accrédite l'idée que cet espace n'est pas défensif mais cultuel, comme pouvait l'être le mur paien du Mont Sainte-Odile. Les murs de pierres sèches ne sont pas forcément défensifs, même s'ils sont établis à l'endroit où le rocher est moins haut et ne constitue pas une défense suffisante. Il est bien possible que cette occupation du rocher à des fins cultuelles date d'une époque protohistorique et qu'elle ait été reprise à l'époque gallo-romaine, faisant pendant à celle du Brotsch qui pouvait être un oppidum. Au moyen âge, les murs ont pu être réutilisés lors de la construction de l'Ochsenstein. Non loin, un rocher qui porte une large cupule et dont la base a été aplanie porte le nom de pierre des druides. On imagine des sacrifices sanglants pour apaiser des dieux implacables, maîtres des éléments et du destin des hommes. Une petite pierre porte une effigie de serpent. Etait-ce une préfiguration du dragon Nidhögg des scandinaves, une figure du mal qui s'acharne à détruire l'équilibre des mondes pour en précipiter la ruine, avec le crépuscule des dieux et la disparition de l'humanité ? Ou alors le serpent dont le venin détruit petit à petit le fourbe Loki, fils de Wotan, condamné pour sa méchanceté ? Les légendes germaniques qui suintent des rochers sont implacables et farouches, exaltant les travers humains les plus sordides à travers les turpitudes des dieux. Ces dieux-là sont indécents. C'est peut-être pour cela que l'atmosphère du Wustenberg est aussi pesante, étrange et oppressante.
Fuyons ces cercles ténébreux de maléfices. Le sentier redescend tout au bout de la colline. Les arbres sont toujours décharnés, les rochers gangués de mousse, le sous-bois tapissé de feuilles mortes. Mais peu à peu, le mont de la désolation respire. Les sortilèges s'estompent, l'ombre des dieux cruels et acharnés à leur propre perte s'éloigne. La forêt est toujours sombre mais elle est moins accablante. Le sentier suit maintenant la base de la montagne. Les corbeaux de Wotan se sont envolés sans espoir de retour. L'étalon Sleipnir est revenu au plus profond du Niflheim, le royaume des glaces et de la mort. Quand je reviens à Haberacker, les nuages s'entrouvrent pour un petit rayon de soleil. C'est une rédemption, pour ouvrir l'enchantement et la magie souriante de la montagne.
© Bonnet 2017
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