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Un souvenir aussi lointain qu'inoubliable... C'était un jour gris d'octobre, où un couvercle épais de brouillard se traînait jusqu'à terre. Je savais bien que le soleil inonderait les sommets, c'est au Mont Sainte Odile que j'en ai découvert la première fois l'enchantement fascinant. Mais j'ai voulu le mériter, le gagner. J'ai garé ma voiture à Ottrott, où chaque maison, chaque ruelle, chaque mur évoquent les fantômes de mon enfance. J'ai décidé de monter à pied, tranquillement, seul, en pensant à ce magnifique texte de Redslob que j'avais utilisé dans ma jeunesse pour réaliser un montage audio-visuel à la gloire des Vosges qui m'envoûtent depuis longtemps...
L'avantage du brouillard, c'est qu'il y a très peu de monde sur les sentiers. A travers les fenêtres, je devinais des visages qui me regardaient passer, bien à l'abri. Un vieil homme balayait devant sa porte, en prévision de la Toussaint, il n'a même pas levé les yeux. On se méfie apparamment toujours un peu des originaux, sait-on jamais, et si c'était un martien déguisé ? Quelle idée de se promener dans ce monde lugubre et gris qui termit les chaudes couleurs de l'automne, dans cet espace clos, oppressant et assourdi, aux allures de prison sans horizon ni perspective. Mais ce n'est pas le brouillard qui me plait, c'est d'en émerger ! Extase sublime, sensation exaltante, instant de résurrection.
Le sentier se traîne dans une forêt basse, avant de se redresser en arrivant à la futaie, en traversant un passage sablonneux, où, enfant, je jouais avec mes frères. Le brouillard à travers les arbres donne à la forêt une ambiance sinistre. Il n'y a pas un bruit, sinon parfois un arbre qui craque ou un animal que je ne peux pas voir, qui traverse les feuilles mortes abandonnées par un hêtre perdu entre les sapins. Même le vent qui fait respirer la forêt est étouffé par le brouillard. Je souffle, mais ne ralentis pas, la montée est raide mais courte. Je débouche sur le chemin qui monte de Klingenthal, avant d'arriver au pied des châteaux d'Ottrott. Le Rathsamhausen lève son donjon balafré avec un air aussi orgueilleux que pathétique. Le sommet de ses murs se perd dans la brume.
Je ne m'arrête pas, ce n'est pas le moment. Je n'ai pas envie de rester prisonnier de la brume. Je dépasse la maison forestière, sans ralentir, puis le sentier reprend sa montée en lacets sur le flanc de l'Elsberg. La forêt est de nouveau étouffée dans un brouillard de plus en plus épais et lugubre. Elle s'efface un moment, je m'y arrête pour contempler l'invisible. Là, les arbres plus bas laissent voir une belle échappée qu'aujourd'hui le brouillard confisque. Des bouffées de souvenirs remontent à ma mémoire. Combien de fois suis-je venu sur ce sentier dans mon enfance. Je contemplais avec plaisir ce paysage, mais mon univers n'avait que quelques kilomètres de diamètre. Je voyais les montagnes et les forêts, mais je ne les connaissais pas ; je m'arrêtais sans même le soupçonner sur le donjon du Guirbaden, dressé comme le témoin impuissant et affligé d'une cruelle tragédie, je laissais mon regard se promener sur la crête qui va du Donon au Schneeberg dont je n'imaginais même pas l'existence. C'était un autre monde, je connaissais leur existence par mon petit guide de promenades, mais je ne me figurais même pas que je les avais sous les yeux. J'ai passé un long moment à rêver là, sans rien voir qu'avec mon cœur, comme autrefois. C'est ainsi qu'on peut faire rimer voir avec émouvoir. Ce qui ne m'empêche pas d'être déçu : j'avais espéré que cette clairière où revivent tant de souvenirs allait émerger de la brume, que je contemplerais le donjon du Guirbaden comme le mât d'un drakkar voguant sur une houle de nuages, comme un vaisseau fantôme lourd de menaces, à la fois tragique et magique, maudit et pourtant rayonnant d'une espérance de rédemption. Rien de cela, le brouillard efface tout, emmure le passé et enferme l'avenir.
Me voici enfin au kiosque de l'Elsberg. La solitude est profonde, je n'ai pas vu âme qui vive. J'aime ça. Il y a des émotions qui ne se partagent pas facilement. Mais l'inquiétude augmente. Je n'aurais pas cru le brouillard si épais que l'Elsberg n'en dépasse pas. Le charmant kiosque, qui ne m'a de toute façon jamais donné beaucoup de vue à cause des arbres qui l'enserrent et lui font en été un écrin d'émeraude, a l'air tout triste et voudrait s'excuser de me décevoir, n'ayant à m'offrir que des arbres décharnés et un brouillard opaque et tenace. Je repars tout de suite, sans m'intéresser au petit abri que les hommes de la préhistoire occupaient peut-être sous son rocher, ni aux pierres à cupules éparses sur la lande d'où émergent des buissons et quelques grands sapins. Pourtant, je le sais bien, j'ai pénétré un monde magique, celui de la légende, habité par les fées. Le brouillard est moins sinistre, plus lumineux, mais il donne à ce plateau, à ses arbres bas, à ses rochers disséminés, une ambiance captivante, moins oppressante que ne l'était celle de la forêt. Ici s'allient la foi chrétienne, les sortilèges du moyen-âge et la magie de la préhistoire pour donner au Mont Sainte-Odile le sacre de la poésie.
Le sentier finit par redescendre en contrebas de la crête. Le brouillard est de nouveau plus épais, mais l'atmosphère de mystère n'a pas changé. Le sentier longe maintenant la base d'une falaise de grès, que le brouillard fait paraître démesurément haute. Dans mon enfance, on parlait de Rochers Géants, maintenant plutôt de Rochers des Géants. Au dessus se trouve le mont appelé Hohenbourg, depuis que la sainte patronne de l'Alsace a réinvesti et renommé la montagne qu'elle a transfigurée. Je devine le mur païen qui s'appuie sur le rebord escarpé de la crête, le long du sentier, je monte, malgré le brouillard, d'emerveillement en émerveillement, au milieu des rochers et des sapins qui rivalisent de hardiesse avec eux. Voici la petite grotte qui porte le nom du duc d'Alsace où il ne risque pas d'avoir mis les pieds. Je ne l'ai jamais trouvée aussi petite. Le sentier s'est maintenant redressé, et à peine ai-je dépassé la grotte, le brouillard semble s'effilocher, respirer, s'élever, comme aspiré par une vision de rêve qui le fascine. Les hauts sapins ont cessé de se dresser comme des fantômes dont on ne voyait pas la tête. Une lueur bleutée filtre entre les branches. Et brusquement le ciel s'ouvre dans toute sa splendeur. Le soleil envoie dans la forêt de longs rayons éblouissants qui embrasent les feuilles mortes. Et par une ouverture entre les branches, apparaît enfin le monastère, inondé d'une lumière céleste. Les brumes semblent s'élancer à l'assaut de la montagne, mais devant les rochers irradiés de soleil, elles retombent dans la vallée qu'elles étouffent sous un voile épais et lugubre. Je reste fasciné, hypnotisé. C'est une vision surnaturelle. C'est ainsi que Parsifal dut voir apparaître les tours de Montsalvat. C'est un château du Saint Graal.
Mon rêve de ce matin s'est enfin réalisé. C'est un profond sentiment de bonheur qui m'habite. J'avance à pas lents. Je dépasse le rocher du Stollhafen, qui ressemble à une marmite posée sur des pieds. La forêt sourit au soleil, je ne m'attarde pas au rocher d'Oberkirch, je traverse la Grossmatt, dans l'émerveillement pacifié d'un pèlerin qui touche au but.
Sur la terrasse du Mont Sainte Odile, je contemple l'infini. Une mer de brouillard étincelante sous les rayons du soleil couvre les bas-fonds où vivent les humains. Seuls émergent les sommets, inondés de soleil. La croupe de l'Elsberg commence à émerger des flots de la brume. Je m'arrête longtemps, silencieux, devant cette sublime vision d'éternité, attentif à la symphonie qui émane de la création, tissée de sonorités de lumière, dont les accords héroïques s'étagent en gradins et emplissent l'univers. Je ne suis plus sur terre, je suis debout dans le ciel. C'est une transfiguration.
J'ai retrouvé la pénombre dans la chapelle, où j'ai passé un moment avec la sainte de lumière, et où j'ai laissé l'action de grâce déborder de mon cœur. Puis j'ai repris le chemin de la vallée, alors que le soleil baissait déjà sur l'horizon du Champ du Feu. Près de la Voie romaine, il faisait déjà sombre, mais mon cœur était encore plein de lumière, et je ne saurais dire où j'ai rejoint la brume. Je n'ai pas vu le pré de Saint Gorgon, j'ai à peine repéré les calvaires qui bordent le chemin. Quand j'ai rejoint Ottrott, j'ai vraiment pris conscience de la nuit et du brouillard qui m'enveloppaient, mais mes yeux sont longtemps restés remplis de soleil et mes oreilles de musique.

© Bonnet 2013

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