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C'est ma première grande rando, celle qui a été au point de départ du projet du rectangle rouge. J'avais vingt ans.
Je suis parti un matin d'automne, par un beau soleil, et une fraîcheur encore aigre en souvenir de la nuit qui laisse présager une journée chaude, à la petite gare de Saint Gilles, près de Wintzenheim. C'était à l'époque une vraie gare en miniature, qui ressemblait à toutes les gares reconstruites au cours du 20ème siècle, toute pimpante avec ses enseignes lumineuses. Même les plus petites gares de l'époque avaient l'air sérieuses, c'était attendrissant. Quand je revenais de Paris en train à cette époque, on traversait de nombreuses petites gares dans de nombreux villages mais elles étaient grises et noires, on ne voyait que les noms des grandes gares. Je savais que j'étais arrivé en Alsace quand après Nancy et Sarrebourg, je voyais les lumières de Stambach. Un hameau de quelques maisons, une minuscule gare...
Saint Gilles est derrière moi comme une invitation au voyage. Et ça part en fanfare : des lacets serrés dans une forêt basse de jeunes hêtres mêlés de châtaigniers. Le sous bois est terne, le soleil traverse à peine les couronnes des arbres. La pente est raide, la montée est rude, le long de ce piton aigu couronné par le Pflixbourg. Je suppose que des soldats ne montaient pas à l'assaut par ici, à moins de vouloir surprendre vraiment leurs adversaires. Mon assaut à moi est lent et patient. J'ai l'intention d'aller au Schrankenfels, il y en a pour un moment avec pas mal de dénivelé. Qui veut randonner loin ménage ses jambes !
Voici enfin le col, près de la route des Cinq Châteaux. Je comprends bien les paresseux qui montent en voiture et je ne suis pas fâché de ne pas faire partie de cette cohorte ! Il me reste encore un dernier effort pour arriver après un raidillon vache au pied des murailles du Pflixbourg. Je reprends mon souffle en évoquant les siècles qui se sont succédés !
Je pense à l'empereur Frédéric II qui est probablement à l'origine du château vers 1215. Il devait protéger le val Saint Grégoire et l'abbaye de Munster dont il était l'avoué. Il mettrait aussi Colmar à l'abri d'une attaque surprise lorraine. Le château s'appelle d'abord Blicksberg, à cause de la vue en enfilade qu'il permet sur la vallée ; un ministériel y est affecté et un village nommé Husen se développe à proximité. Je pense encore aux seigneurs qui ont habité en ces murs : le bailli impérial, après l'Interrègne, le château sert de résidence au bailli impérial, les sires de Hus après 1375... En 1434, le château est vendu aux Ribeaupierre. Il s'ensuit un conflit avec les Hattstatt qui l'occupent et il semble être détruit vers cette époque et abandonné.
Je pénètre dans la vaste cour à l'abri de l'enceinte au sommet de cette butte granitique détachée à l'extrémité d'un éperon, dont elle isolée par un fossé complété par un mur de contrescarpe ; la cour est encombrée par la végétation et par des murs éboulés. Des logis étaient adossés à l'enceinte, attestant de la fonction de garnison ; il n'en reste qu'un amoncellement de pierres. Sur la partie la plus haute, le haut donjon rond, symbole de la puissance impériale, se dresse avec superbe, malgré une terrible balafre ; à ses pieds, une cave voûtée dans le rocher cache une mystérieuse citerne. L'entrée se faisait dans un renfoncement de la courtine, contrôlé par le donjon ; ce dispositif original se rencontrait classiquement dans les châteaux des Hohenstaufen.
Et c'est reparti pour les hauteurs. Le sentier est tranquille d'abord, à travers une forêt clairsemée qui mélange les essences. Les arbres sont plutôt bas, la chaleur arrive peu à peu. En arrière, je devine encore à travers les branches le donjon du Pflixbourg. Devant moi, tout en haut, je devine les murailles du Hohlandsbourg. Je croise de nouveau la route, et presque aussitôt c'est reparti pour la grimpette. Les lacet s'ajoutent aux lacets, les feuillus commencent à jaunir et malgré le soleil, ils ont un air triste. Et la forêt finit par s'ouvrir sur une puissante muraille. Le soleil tape sur les murs de granit mais la ruine fait grise mine1... L'immense enceinte, 100 mètres sur 50, enferme une basse-cour d'un demi-hectare ; elle est conservée à peu près à sa hauteur primitive sur la majeure partie du pourtour ; on la voyait, dit-on, depuis les ponts sur le Rhin à Bâle. A l'intérieur, des murs effondrés indiquent l'emplacement des casernements. Sur un petit rocher, à l'extrémité nord, le château principal ne présente plus que des restes de murs et la base d'une tour flanquante.
La montagne semble déjà avoir été occupée à l'époque celte : l'existence d'un oppidum à cet endroit est plausible mais on n'en a pas retrouvé de traces probantes. Le château est fondé par le prévôt impérial Siegfried de Gundolsheim en 1279 ; Il ne comporte alors qu'une petite construction sur le rocher. Deux ans plus tard, il en est délogé par son patron, le Landvogt Othon d'Ochsenstein. A partir de 1300, le château, reconstruit, est le siège d'un bailliage des Habsbourg, mais en 1363, les Ribeaupierre, qui ont acquis plusieurs châteaux dans le Val de Munster, mettent la main sur Hohlandsbourg. En 1398, il passe par mariage au comte Jean de Lupfen.
En 1563, le château, objet de bien des convoitises depuis un siècle, passe à Lazare de Schwendi, qui le restaure et le complète pour l'adapter à l'artillerie ; c'est sans doute de cette époque que date l'imposante barbacane avec son bastion en pentagone qui fait penser aux nouvelles manières de fortifier chères à Specklin. Il est difficile de savoir de quand date précisément la basse-cour démesurée : elle aurait été compréhensible au 14ème siècle, lorsque le château était au centre d'un baillage impérial, mais les seigneurs qui s'y sont succédés ensuite n'en avaient pas besoin et son entretien devait être considérable : or le mur d'enceinte ne semble pas avoir fait l'objet d'extensions et il est arrivé à l'époque moderne en bon état. Même Lazare de Schwendi ne semblait pas en avoir l'utilité, si ce n'est pour impressionner les populations et ses rivaux : diplomate et général au service de Charles Quint, il s'est illustré en Alsace surtout dans le domaine de la viticulture. En 1633, l'énorme château est pris par les Suédois et deux ans plus tard rasé par les Français.
Je ne peux pas m'empêcher de monter sur le rempart. Pas très malin ! Il paraît solide, il y a un sentier au sommet, mais il est haut et étroit. Je reconnais que c'était d'une grande imprudence. Surtout qu'après quelques pas, je me rends compte que mon vertige va m'interdire de faire demi-tour. Je n'ai plus qu'une solution : faire le tour entier, en regardant droit devant moi, pour ne pas voir le sol défiler au pied du mur. J'ai à peine profité du paysage. J'étais soulagé d'arriver au rocher et de redescendre sur terre2.
Et c'est reparti, mais maintenant c'est moins difficile, on est arrivé sur une crête, une petite forêt majoritairement de résineux bas. Avec la chaleur de ce début d'automne, c'est moins étouffant. Petit détour dans les rochers jusqu'à la Fontaine de la Dame, une petite source bucolique comme les Vosges en comportent tant... Puis le sentier remonte légèrement avant d'aboutir à un chaos rocheux plus imposant qui rappelle le souvenir du grand Turenne. Dans cette forêt basse et tourmentée, il me fait penser à certains rochers du Taennchel et comme eux, ce serait un haut-lieu énergétique. Aussi s'appelait-il autrefois Hexenfels, rocher des Sorcières. Le nom de Turenne lui a été donné parce que le maréchal aurait installé ici un campement en 1675 avant de foncer vers Turckheim. Pourquoi là ? Allez savoir ! L'endroit ne paraît pas très pratique pour installer un campement. On savait Turenne gonflé, en voici une autre preuve.
Le sentier monte et descend tout en restant sur la crête, à peine plus de 600 m d'altitude. Il suit un large chemin d'exploitation, où le soleil pénètre généreusement sans être étouffant, en pente douce. Le calme avant la tempête, parce que bientôt il va falloir monter jusqu'au sommet du Staufen, point culminant de la balade : encore 180 m de dénivelé... Mais avant que la pente se redresse vers ce sommet qui se lève avec superbe à l'entrée de la chaîne du Petit Ballon dont il est le dernier sursaut, une surprise merveilleusement bucolique m'attend. Dans un large carrefour de chemins, voici le petit refuge de Staufenmatt. A l'ombre des grands sapins, emmitoufflé dans les hautes herbes, c'est un vrai petit refuge de haute montagne, un des derniers héritiers de la grande randonnée vosgienne. Des murs de pierre, un toit qui n'est pas de bardeaux, un chalet "là-haut sur la montagne"... J'y entre sur la pointe des pieds. Tout est vieux, poussiéreux, on pourrait dire incongru à cet endroit si facile d'accès (hélas même en voiture). Deux couchettes rudimentaires superposées d'une propreté discutable où je me demande si quelqu'un s'est couché récemment, une table, des bancs, un vieux poële... J'aurais l'impression en revenant à la porte de découvrir les immenses champs de neige et de glacier qu'a chantés Frison-Roche avec tant de talent. J'entends résonner en moi Premier de Cordée ou Retour à la Montagne. Je suis tout ému.
Revenons sur terre. La porte franchie, ce ne sont ni le Dôme du Goûter ni l'Aiguille Verte... Tout est bien vert, je suis dans les Vosges, à 722 mètres d'altitude. Ce petit refuge, même délabré, est un vestige émouvant d'un passé où les hommes avaient des jambes pour marcher. Il mériterait d'être conservé dans un musée, ou au moins préservé dans l'immense musée à ciel ouvert de la nature3...
Maintenant le sentier se détache du chemin forestier et se redresse pour de bon. La forêt est parfois touffue, parfois clairsemée, le soleil reste présent sans être agressif, l'air est doux et léger. La montée est moins longue que je ne l'aurais craint. Elle est quand même assez fatigante parce qu'à chaque instant on la croit terminée et un nouveau ressaut se profile. Le sommet est lui-même en pente jusqu'au point culminant, à 901 m. Je suis déçu : je ne m'attendais pas à un panorama, mais il n'y a vraiment rien de rien, la forêt est dense tout autour du sommet. Etait-ce là que se trouvait le Gigersbourg, l'antique château des Girsberg ? Je ne m'attendais pas à en trouver des vestiges, car le sommet a été bouleversé, par la construction d'un blockhaus pendant la première guerre mondiale, et par la construction d'une tour du Club Vosgien (une première tour en bois a été démolie en 1914). Ce sommet tellement hiératique a eu une existence mouvementée et s'enferme dans une solitude décevante pour le randonneur...
Puisque je n'ai pas pu rencontrer les Girsberg qui ont déserté ce sommet depuis des siècles, je n'ai aucune raison de m'attarder. Alors commence la redescente, sur l'arête sud de la montagne, bien plus raide. Ce sont de nombreux lacets à travers la forêt, avec parfois des échappées, jusqu'au Col de Marbach, qui sépare le Stauffen colonisé par les Girsberg du petit mamelon qu''habitaient leurs adversaires, les Hattstatt. Il ne reste pas grand-chose du château de ces puissants seigneurs, dont les ruines étaient pourtant encore imposantes au 19ème siècle : une lithographie de Rothmuller montre un haut mur, reste d'un donjon d'habitation, percé de trois étages de fenêtres. Les guerres du 20ème sont passées par là, elles n'ont pas bouleversé que le sommet du Stauffen : le rocher a servi à creuser des casemates. J'ai voulu en avoir le cœur net. En l'absence de tout sentier, j'ai crapahuté à travers une végétation exubérante, jusqu'au sommer de la butte, pour pas grand-chose : il reste encore deux bases de murs, étouffés dans les broussailles, les traces d'un fossé et d'une courtine. A 797 m, ce château était, comme celui des Girsberg au sommet du Stauffen, un des plus hauts des Vosges. Une petite pensée pour ces seigneurs, installés d'abord au pied des Vosges, opposés aux Girsberg qui sont au service des Hohenstaufen : c'est pour les surveiller et pour dominer la vallée de Soultzbach qu'ils contrôlent que les Hattstatt construisent ce château : peut-être une première construction sommaire, car le château connu actuellement n'existe pas avant 1286. Ils le conservent par la suite, en fief des Horbourg, puis des Wurtemberg, enfin des Habsbourg. Dans la seconde moitié du 15ème siècle, le château sert de base de brigandages ; il est détruit pendant la guerre des six deniers par les Mulhousiens et n'est pas reconstruit ; au 17ème siècle, ses plus belles pierres sont enlevées. Sic transit...
Me voici revenu sur le sentier, qui rejoint un large chemin forestier, calme et horizontal. Le soleil brille imperturbablement mais on entend pas d'insectes. On sent que l'été est derrière nous. Il y a une ambiance de sérénité, l'air est léger et doux. Les feuilles n'ont pas encore de teintes d'automne mais on y entre de plain-pied.
Le chemin forestier descend, je reste encore sur la hauteur. Une marche agréable, souple, dans une forêt touffue qui ne s'ouvre que subitement, dans un petit col, pour révéler le rocher raide et le donjon aussi audacieux que pitoyable du Schrankenfels.
Voilà pour aujourd'hui le cinquième château-fort, dans cet espace qui mesure moins de cent hectares et qui en compte le double ! Une illustration de ces luttes acharnées du moyen-âge, où l'évêché de Strasbourg et l'empire des Hohenstaufen s'affrontaient sans merci et où chaque camp place un pion, château et ministériel, comme dans un immense jeu d'échecs. Schrankenfels est un de ces pions : construit par les sires de Gueberschwihr, ministériels des évêques de Strasbourg, il doit, comme plus tard le Haut-Hattstatt, surveiller la vallée de Soultzbach et s'opposer aux Girsberg, qui répliqueront en construisant le Wassenberg, sur l'autre versant. Mais dès 1261, les Gueberschwihr et les Hattstatt s'opposent aux évêques ; les Hattstatt seront les plus forts et garderont le Schrankenfels jusqu'en 1431 où il est déjà en ruines et ne sera plus reconstruit.
On pourrait déduire de sa ruine prématurée que le Schrankenfels était une mauvaise construction. C'est tout le contraire : c'est une des plus belles réalisations de l'architecture militaire médiévale en Alsace : le rempart associe tracé en angle et en courbe, il est épaissi aux endroits menacés, préfigurant le mur-bouclier. Un imposant donjon pentagonal à l'aplomb du rocher, au bord d'un profond et large fossé, protégeait les constructions situées derrière lui. La ruine est largement dégradée, les murs s'effondrent, les Vosges pourraient bien perdre un de leurs joyaux.
Sur la même crête, à peu de distance, on découvre au milieu des buissons les rares restes d'un autre petit château, le Haneck, sans doute une extension familiale du Schrankenfels : on n'en voit tout au plus que la base d'un mur. On a parlé aussi d'un troisième château, nommé Burgthalschloss, mais on n'en a pas trouvé grand-chose de probant : le terme "burgstall" désignant un château ruiné, il n'est pas impossible qu'une erreur de copie concernant le Haneck et le Schrankenfels après leur abandon ait fait imaginer l'existence d'un autre château.
Le soleil commence à baisser, les couleurs de la forêt sont chaudes et éclatantes mais les journées raccourcissent et on commence à le sentir... Il me reste à dévaler le sentier raide qui descend à Soultzbach, avec parfois quelques échappées sur la vallée quand les arbres s'écartent. Quand j'arrive au village, le soleil n'est pas loin de se cacher derrière le versant escarpé qui grimpe vers le Petit Ballon, mais la forêt brille encore de mille feux.
1 C'était bien avant la rénovation de ce château : beaucoup de choses ont changé depuis !
2 La rénovation du château a restauré ce chemin de ronde qu'on peut maintenant suivre en toute sécurité : j'y suis revenu peu avant de marcher en fauteuil roulant...
3 Ce refuge existe toujours mais il a connu diverses fortunes. Trop facilement accessible, il a d'abord été victime de vandales qui y ont fait la fête et l'ont saccagé. Comme les murs tenaient, on a vidé les restes de l'intérieur, qu'on a remplacés par une table aussi massive qu'inélégante. La mode de la randonnée revenant, un couchage rudimentaire a été reconstitué mais il semble ne plus exister : il ne resterait que la table et les bancs et le poële-cheminée en maçonnerie. Mais ce refuge vit encore quarante-cinq ans après et j'en suis bien content !
© Bonnet 2013
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