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Les Alpes suisses ont leurs trois héros. Massives falaises de rochers aigus bardés de glace et de neige, elles règnent sur des paysages illimités où le regard se noie dans la brume et défient d'un air hautain leurs pairs rangés autour d'elles comme des chevaliers pour un héroïque tournoi. Chacun de ces altiers seigneurs est reconnaissable à son écusson. Il y a le Finsteraarhorn, qui lève sa lance. Il y a le Schreckhorn, qui brandit son gantelet vers le ciel en signe de défi. Il y a le Breithorn, campé avec arrogance. Il y a le Gspaltenhorn, avec sa blessure pathétique.
C'est ainsi qu'ils apparaissent depuis les Vosges quand l'air est frais et transparent. Au milieu de cet amphithéâtre, les trois héros contemplent avec une tranquille assurance le monde qui s'étend à l'infini. L'Eiger dresse sa falaise de rochers ourlés de neige, hallucinante de raideur. Le Mönch est comme un moine encapuchonné, tête baissée, perdu dans ses oraisons. La Jungfrau lève la tête avec superbe. C'est un spectacle féérique, inoubliable.
Il serait vain de vouloir comparer - ou pire, opposer - les Vosges aux Alpes, comme si l'altitude des unes devait rendre les autres irrémédiablement ridicules. Pourtant, les Vosges ont aussi leurs trois héros. Trois cimes aristocratiques, trois accords d'éternité sur la partition élégante de la ligne bleue des Vosges, chère aux poètes et aux patriotes.
J'ai toujours regretté que, arrivé au Hohneck, le rectangle rouge descende jusqu'au fond de la vallée de la Wormsa et ne retrouve la crête qu'au col du Herrenberg, dépassant ces trois merveilles en ne les voyant que de loin. Aussi suis-je parti ce jour-là de la Ferme Firtsmiss, au pied du Rainkopf, dans le petit col qui le sépare du Kastelberg. Un vent léger fait bruisser les feuilles des hêtres bas qui habillent la prairie, des cumulus traversent le ciel comme de gros paquets de crème Chantilly.
Devant moi, se lève le dôme du Rainkopf, le premier des trois héros, qui ouvre vers l'orient un cirque béant où se réfugient les chamois et où fleurissent entre les rocs le lys martagon et de petites orchidées, reste d'un glacier préhistorique qui a creusé au pied des pentes la conque mélancolique du lac Altenweiher. Un étroit sentier grimpe le long de la pente, se faufile entre les bouquets d'arbres. Je devine la pente vertigineuse à ma gauche, refuge d'une nature sauvage qui est un trésor pour l'espèce humaine.
La pente est raide, mais elle s'adoucit à mesure que j'approche du sommet arrondi. Les arbres s'espacent, la vue s'ouvre de tous côtés. Enfin, me voici au sommet, où m'attend une vision à couper le souffle : devant moi, tout près, se lève la croupe et l'escarpement du Rothenbachkopf, et tout au fond, derrière lui, s'étire la frise des Alpes, irisée dans la brume. Sur ma droite s'allonge la chaîne que marquent les Ventron et les Drumont et que bornent les flancs abrupts du Ballon d'Alsace.
Je descends lentement la pente, au milieu des pâturages abrupts semés de bouquets de bois, entre des rangées de clôtures barbelés. Devant moi se lève toujours cette puissante montagne, tapie comme un monstre de la mythologie. Ses flancs descendent d'une pente régulière escarpée couverte de forêts vers le lac de Wildenstein qui découpe ses rives tout au fond de la profonde vallée. Vers l'Alsace, il lève un promontoire rocheux, dressé comme un défi.
Au collet qui sépare le Rainkopf du Rothenbachkopf, dans la chaume semée de gentianes, je regarde un instant vers l'impressionnant sommet puis je monte le sentier caillouteux toujours bordé de barbelés. Le vent s'est levé.

J'arrive sur l'épaule de la montagne. A gauche, il ne reste qu'à gravir la bosse rocheuse qui forme le sommet, marqué par un petit cairn, une pyramide de cailloux entassés. Je ne suis qu'à 1316 m d'altitude, mais je suis sur un toit du monde, et si j'ai le souffle court, ce n'est pas tellement l'ascension courte et sans difficulté que l'émotion d'être là, debout sur la tête de ce monstre mythique, comme Thésée terrassant le minotaure ou comme l'archange Michel écrasant le dragon désormais inoffensif.
La vue est immense. Tout près, le Rainkopf lève son dôme massif. Plus loin s'alignent les monts qui marquent la crête où trône le Hohneck. Au pied de la montagne s'alanguit la vallée de la Fecht. Vers le midi se lève la pyramide du Batteriekopf et plus loin la crête majestueuse qui culmine dans un effort sublime au Grand Ballon. A l'occident s'allonge le massif qui va du Rainkopf au Ventron et au Ballon d'Alsace, dernier rempart de la muraille vosgienne.
D'invisibles grillons chantent dans la chaume où le soleil darde ses implacables rayons malgré le vent frisquet. Je savoure l'instant. Depuis le sommet de ce héros des Vosges, j'aperçois encore les trois Héros de l'Oberland et les chevaliers qui leur font cortège.
Le sentier descend sur l'autre versant, raide et caillouteux, au milieu des chaumes rases. Presque aussitôt, il monte vers le sommet désolé du Batteriekopf, dans une lande rase, brûlée, triste, parmi des myrtillers desséchés semée de cailloux. Le nom de la montagne évoque la dévastation d'un conflit et crée un malaise diffus. La montagne se redresse, devient rocheuse. Voilà enfin le sommet. En arrière trône la silhouette du Rothenbachkopf. Une impression de désolation émane de ce rocher pelé. Au bas des pentes rudes une forêt de hêtres bas se cramponne à la montagne abrupte, et on devine dans une vaste clairière la prairie où s'accroche la ferme de Steinwasen : le pré des roches, tout un programme...
Puis le sentier descend le long du rocher et retrouve les pâturages pour gagner enfin la vaste dépression du Col du Herrenberg. Un vent frais balaie la montagne.

Il me restait à revenir à Firstmiss. J'ai opté pour le chemin presque horizontal qui contourne les trois sommets de rêve, à la limite entre les chaumes et la forêt. Il longe d'abord la route des crêtes, d'où montent de continuels bruits de moteur qui gâchent l'ambiance. Arrivé au collet entre le Rothenbachkopf et le Rainkopf, j'ai laissé partir mon regard repartir en arrière vers la silhouette impressionnante de la montagne mythique. Puis la forêt m'a enfermé dans un souvenir à la fois ébloui et nostalgique qui m'a gardé les yeux pleins de lumière, les oreilles pleines de vent et de musique, à travers les branches basses où le soleil dessinait la splendeur de la montagne vosgienne.

© Bonnet 2004

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