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Breitenau s'alanguit sur le rebord du Val de Villé. Une journée d'été, chaude et voilée, où le soleil peine à percer une nuée laiteuse, signe avant-coureur de l'orage. Ce n'est peut-être pas très prudent de s'engager en forêt mais j'ai envie de laisser de côté l'atmosphère étouffante de la plaine pour trouver la légèreté de la montagne.
J'ai résolument tourné le dos à la civilisation pour m'engager sur le large chemin qui suit le fond de la vallée de la Chapelle. La fraîcheur envahit ce vallon encaissé où les oiseaux retrouvent la vigueur et les sifflements. Un gargouillis émane d'un tronc d'arbre évidé qui recueille une petite source fatiguée elle aussi par la chaleur. Une petite chapelle pimpante rappelle le souvenir de Saint Dié, le "bonhomme" qui a laissé bien des souvenirs dans la population. Immédiatement après, le sentier prend son indépendance et part résolument à l'assaut de la montagne, dans une forêt épaisse que ne percent pas les rayons du soleil.
Les lacets succèdent aux lacets, ça n'en finit plus. Le soleil s'est caché derrière d'épais nuages, la forêt est terne. L'orage viendrait-il plus vite que je ne l'attendais ? J'espère qu'il commencera ailleurs et que j'aurai le temps de l'entendre venir pour rejoindre l'abri de la civilisation que je fuis tant qu'elle ne m'offre pas un refuge protecteur...
Je suis arrivé sur le rebord du plateau. L'altitude est trop faible et la forêt trop claire pour que le fraîcheur tempère la canicule. Un rocher voisin donne l'impression que toute la nature est en train de se ramollir : la roche du Cheval Tombé. Il avait sans doute trop chaud, lui aussi. La forêt est moins dense que sur le versant mais elle ne parvient pas à être plus gaie. Au contraire, les nuages de plus en plus sombres créent une ambiance sinistre, lugubre. A chaque pas, je m'attends à entendre un roulement de tonnerre.
Un autre rocher se dresse non loin : un bloc de grès qui repose sur une base tellement étroite qu'on se demande comment il tient en équilibre. On l'appelle la Salière. Sans doute un élément de dinette pour géant, dans une ambiance oppressante. Je n'ai pas envie de m'attarder, au risque de me retrouver au cœur du repas de titans ou de cyclopes. Je reprends le sentier, la forêt est plus élancée et le soleil qui perce parfois les nuages dessine des messages sur le sol. Je contourne ainsi le bout de la vallée de la Chapelle et je me retrouve ainsi sur l'autre versant. J'imagine au-delà du regard dans les arcanes de la forêt la sombre masse du Chalmont, haut-lieu de légende et de mystère. Le soleil semble vouloir revenir, la forêt paraît moins terne. Et voici qu'un rocher massif se profile entre les arbres. Ici encore, le souvenir des fées, des lutins et des elfes qui hantent ces forêts est palpable dans chaque arbre, dans chaque rocher.
Me voici au pied de la Roche des Fées. Serait-ce ici le centre de leur implantation. On dit que des cultes celtes ont eu lieu ici, comme autour d'autres rochers de nos montagnes et qu'ils se sont clandestinement poursuivis après l'émergence du christianisme, les fées devenant des sorcières, beaucoup maladroites parce qu'on parvenaient à s'en saisir et que nombre d'entre elles ont fini leur vie sur un bûcher pour une simple présomption de culpabilité sans preuve objective. Est-ce ainsi qu'on a vidé les Vosges de ces créatures qui inquiétaient quand la légende prenait le pas sur le bon sens ? Autour de la Roche des Fées, nulle présence et même dans le silence de la forêt on n'entend plus le gémissement lancinant qui témoignerait du génocide des fées. Même cette roche qui porte leur nom et perpétue leur souvenir, elles ont disparu. Peut-être simplement se sont-elles réfugiées dans l'ombre du rocher, à l'abri des regards et des rayons du soleil, timides mais caniculaires ? Le rocher atteint l'altitude de 777 mètres, amusant hasard : quand on réduit par la somme des chiffres, on atteint 3, chiffre divin ; c'est peut-être aussi que les fées n'ont pas tenu le coup sur ce rocher plus fait pour la contemplation du sacré que pour l'évocation de la légende.
Je suis au pied du rocher. Une faille s'y engage, c'est l'entrée de la Heidenkeller, la Cave des paiens. L'altitude est plus faible, on n'atteint pas le 3 divin, il y a peut-être bien des fées réfugiées à l'ombre des rochers. Je m'y engage sur la pointe des pieds. Nul n'en sera surpris, je suis arrivé de l'autre côté sans faire d'autre rencontre qu'un groupe de randonneurs tellement bruyants qu'aucune fée ne tiendrait le coup dans une telle ambiance.
Au sommet du rocher, le calme règne de nouveau, les trouble-fête se sont éloignés et la forêt les a absorbés. La vue est limitée et le soleil est de nouveau masqué. A travers les arbres, je devine le massif du Climont, où les nuages s'amoncellent. Il est peut-être vraiment prudent de redescendre, mais j'ai encore envie d'un petit détour : à quelques pas, les Rocs Ronds lèvent leurs silhouettes aigües de monolithes, témoins de l'érosion tourbillonnante du vent. La forêt est de nouveau sombre, la terre noire ne recueille que des épines de sapins. Enfin me voilà sur la pente raide, où le sentier dévale en courts lacets. La forêt s'ouvre, avec quelques grands arbres et des taillis qui étouffent le sentier. Du coup le ciel paraît moins menaçant et le soleil s'invite avec plus de franchise.
Voici la route forestière qui traverse le massif entre Breitenau et La Vancelle. Elle m'évoque un souvenir cuisant de vacances familiales. Nous occupions une ferme à Breitenau, toute la famille s'était installée au bord d'un filet d'eau. Ça n'a jamais été mon style de me poser longtemps. J'avais envie de bouger. Je suis parti sur cette route, mal chaussé. Arrivé au col, la sagesse m'invitait à revenir sur mes pas. Mais la curiosité m'attirait sur l'autre versant. J'ai suivi la route jusqu'à La Vancelle. Le retour a été un calvaire. Mes chaussures inadaptées et mon imprévoyance m'avaient occasionné d'énormes ampoules. Il était inutile de me faire des reproches. Ceux que je me suis fait à moi-même en boîtant tous les jours qui ont suivi m'ont largement suffi. C'est comme ça qu'on devient un randonneur conscient et prudent et qu'on apprend à canaliser sa curiosité.
Aujourd'hui, c'est autre chose qui attire ma curiosité : une forme écrasée sur le goudron. Je reconnais les ruines d'un serpent imprudent dont une voiture a abrégé la vie. Il était court, gris-vert, on ne dirait pas une couleuvre. Mais la voiture a roulé sur sa tête, maladresse volontaire ? Impossible de décider. Si je savais pas qu'il n'y a pas de vipères dans les Vosges, j'aurais eu un doute et une inquiétude. N'empêche que j'ai fini de traverser les taillis jusqu'au fond du vallon avec circonspection, sans faire de rencontre. En arrivant en vue de Breitenau, il faisait toujours aussi chaud et les nuages qui m'avaient fait peur avaient fini de s'écarter pour laisser la place au soleil.

© Bonnet 2005-2012

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