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Pour une fois, voici un souvenir d'hiver. C'est vrai qu'autrefois je sortais peu en hiver. Les routes n'étaient ni mieux ni plus mal dégagées qu'aujourd'hui mais les équipements d'hiver n'étaient pas ce qu'ils sont devenus. Les pneus-neige, avec ou sans clous, étaient un luxe inabordable pour ma bourse et mettre des chaînes quand on est seul, ce n'est pas un plaisir.
Ce jour-là, je savais bien qu'il y avait de la neige dans les Vosges, une situation classique jusque dans les années 1980. Mais il n'en était pas récemment tombé et j'espérais que les routes seraient pratiquables. J'ai gagné sans encombre le Mont Sainte Odile, bravant les panneaux exigeant des équipements d'hiver, et comme la route était effectivement dégagée, j'ai poursuivi mon chemin jusqu'à la Breitmatt. La route était dégagée mais pas les abords, le stationnement a été un peu sportif, et comme j'étais le seul fou à vouloir marcher à partir d'ici, j'ai prié pour ne pas avoir trop de mal à extraire la voiture pour sortir de là et rentrer chez moi.
Le temps clément de la matinée s'était rapidement couvert de nuages gris et bas. Pourvu qu'il ne se remette pas à neiger ! J'avais l'intention de suivre le Chemin des Bornes, l'antique voie romaine qui montait à l'assaut de la crête du Champ du Feu en passant par la Rothlach, pour aller découvrir le Neuntelstein enneigé. Je serais redescendu par le Chantier du Kreuzweg pour rejoindre la Breitmatt. Une balade que j'avais déjà faite en été, 12 kilomètres pas trop difficiles, des pentes parfois inattendues, un dénivelé de 300 m. Une promenade pour retraité. Oui, mais c'était l'été...
Pour l'instant, on suit la petite route, où la neige a été tassée par les quelques voitures qui l'ont empruntée. La marche dans une neige peu profonde n'est pas désagréable. Mais ça ne dure pas : un sentier de détache dans une petite clairière occupée par une végétation anarchique cuite par l'hiver. La neige est plus profonde et les rares piétons n'ont pas fait de trace efficace. C'est là que, contrairement aux lignes de niveau de la carte, ça grimpe le plus. Ce qui en été m'avait demandé dix minutes m'en a demandé le double et je suis déjà fourbu après moins de deux kilomètres. Quelle idée de venir marcher dans la neige. Et le pire reste à venir !
Enfin, ça y a mis le temps mais j'ai trouvé mon rythme. J'ai retrouvé le chemin qui vient du carrefour du Schwarzenberg, la pente est moins forte, mais la neige de plus en plus épaisse et il y a pire : le froid vif en a gelé la couche superficielle mais pas en profondeur. Je n'ai pas de raquettes, j'ai oublié les miennes, c'est ce jour-là que j'ai décidé de ne plus jamais sortir dans la neige sans elles. Chaque pas est pénible : j'extrais la jambe en arrière de la neige, je fais un pas pour la mettre en avant, je la pose sur la neige dure qui résiste tant que je suis en appui sur l'autre jambe qui est maintenant en arrière ; mais quand je la lève pour l'extraire et la porter à son tour en avant, le poids du corps repose sur la neige gelée fragile qui cède et la jambe s'enfonce dans un bonne vingtaine de centimètres de neige poudreuse... et tout recommence pour le pas suivant. C'est épuisant. Je regarde à peine la forêt autour de moi. Je n'ai même pas compté les bornes qui jalonnent le chemin et qui n'ont rien à voir avec la voie romaine, si ce n'est qu'elle servait de limite entre les forêts de Barr et d'Obernai depuis le moyen-âge. De toute façon, sous leur capuchon de neige, c'est à peine si je les vois.
Je marche, essayant de faire des pas assez grands et réguliers. Je sais bien que le chemin est sillonné d'ornières, mais sous la neige, je ne les vois pas, impossible de les éviter et je ne peux jamais prévoir à l'avance de combien mon pied va s'enfoncer quand il aura cassé la glace. Il m'a fallu près de deux heures pour arriver sur le rebord du plateau, pour à peine cinq kilomètres. Rapide calcul : avec ce ciel sombre, il me reste tout au plus deux heures de jour ; à ce rythme, par le chemin que j'ai prévu pour la descente, encore moins fréquenté, je vais être surpris par la nuit. La descente va être scabreuse. Au moins, je refuse d'être venu là et d'avoir déployé tous ces efforts pour rien. Je prends résolument le sentier noyé sous la neige qui mène au rocher du Neuntelstein. La trace est à peine faite mais la neige est poudreuse, moins gelée, les efforts sont moindres. J'arrive au rocher, lui aussi enseveli. L'accès est périlleux. Les derniers mètres de sentier sont brisés dans le rocher ; même les rares passages ont écrasé la neige. Comme le rocher est dégagé, le soleil de ce matin a fait fondre la surface qui a rapidement regelé. Et les efforts ne sont pas couronnés de succès : les nuages sont partout, on devine le Mont Sainte Odile sur un ciel blafard et déjà ténébreux. On ne voit quasiment rien d'autre. Avec du soleil, le paysage est enchanteur, aujourd'hui il est lugubre. La silhouette de l'Ungersberg a l'air d'un volcan raide et menaçant. Rien qui donne envie de rester, et ça vaut mieux. Je ne mettrai pas mon projet entièrement à exécution : j'avais prévu de revenir par le Kreuzweg et sa maisonnette aux allures de chapelle forestière et pourquoi pas de jeter un coup d'œil au sombre Kagenfels, mais je ne prévoyais pas tant de neige et c'est un sentier moins fréquenté, je ne sais pas du tout ce qui m'y attend. Aussi je décide de revenir sur mes pas. Je redescends le Chemin des Bornes en m'aidant de mes traces de l'aller. Quand ce n'est pas possible, mon pied a du mal à s'assurer sur la neige glissante avant de s'effondrer. A chaque pas j'ai peur de mal me recevoir : ma témérité confinait à l'imprudence. Enfin la descente prend fin et il était temps : la nuit est là.

© Bonnet 2013

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