Avertissement :
le texte décrit le sentier tel que je l'ai parcouru au début des années 1970. Des choses ont pu changer depuis ! Si vous voulez partir sur mes traces, prenez la précaution de préparer votre randonnée avec les outils d'aujourd'hui (cartes, guides...), c'est plus prudent !
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La route des crêtes reste à niveau constant, sur le versant lorrain. On voit mal comment une route pourrait s'établir sur le versant alsacien. Le sentier, lui, va de nouveau longer l'escarpement de la crête.
Revoici donc la forêt. Ce sont des hêtres, dont les feuilles rouges sont tombées trop tôt à cause de la sécheresse de l'été, où se mêlent par endroits d'autres espèces. A travers les branches, on devine, au fond du gouffre, le Lac Vert.
Voiche Mâ en vosgien, lac de Soultzeren, Darensee : à 1044 mètres, sa digue retient 580 000 mètres cubes, sur 7,2 hectares. Sa profondeur maximale est de 17 mètres. Sa couleur verte lui a valu son nom. Frédéric Kirschleger, le célèbre botaniste de Munster au 19ème siècle, a relevé qu'il contient un grand nombre de plantes aquatiques en suspension.
Le lac, naturel, a été agrandi par la construction d'une digue. Il apparaît bordé d'un liseré blanc, formé des blocs de granit qui plongent sur ses bords. Un canal d'alimentation a été creusé depuis la roche du Tanet, jusqu'au lac.
La légende affirme que le diable avait construit ici un château, encore un. Mais personne ne venait dans ces lieux reculés. Voyant qu'il perdait son temps, il démolit son château de ses propres mains.
On dit aussi que personne n'a jamais pu le sonder le lac : un jour qu'un pêcheur obstiné était occupé à cette tache, une ondine surgit et le menaça de le faire couler. Depuis, personne n'insista plus, jusqu'à ce que la technique moderne puisse se jouer des ondines comme Ulysse des Sirènes.
J'ai de nouveau atteint le rebord de la crête, à la lisière de la forêt. Dans les prairies et les bosquets des alentours dorment des étendues marécageuses que la tourbe envahit.
Le sentier grimpe entre les pierres, vers un grand rocher qui plonge dans le précipice. La forêt s'arrête à distance respectueuse. Le rocher se prolonge en une suite de falaises, d'amoncellements chaotiques, auxquels le soleil sur son déclin apporte une lueur sauvage et romantique.
C'est la Roche du Tanet. Son nom d'origine est Taneckfels, ou simplement Taneck. Faut-il y voir "la roche au coin des sapins" ? Ici encore, la vue est magnifique ; bien que la montagne soit légèrement plus basse que les Gazons (1293 mètres), le paysage n'apparaît pas sensiblement différent. Le Hohneck s'est légèrement rapproché, les Alpes s'estompent sur l'horizon.
On longe cette suite ininterrompue de rochers aux formes fantastiques soulignées par le soleil couchant, vers le Wurzelstein et le Haut-Fourneau. Tous, ils plongent jusqu'au fond de la vallée, hauts de 200 ou 300 mètres. Ils ont été colonisés en écoles d'escalade. Tout autour, les arbres semblent des squelettes, les herbes se teintent d'un ocre rougeâtre. Le couchant évoque autour du Tanet tout un monde de fantômes.
Puis on traverse les éboulis d'un rocher qui se désagrège. Il y a là les restes d'une casemate. Quelle tristesse ! Les fantômes romantiques tremblent et s'effacent devant ceux de l'histoire.
Maintenant, les pentes se font moins raides, le sentier s'éloigne du rebord. Il y a là une maison, perdue dans ces lieux sauvages ; c'est un refuge. Un peu de fumée sort de sa cheminée. Le filet de fumée qui monte dans le ciel assombri apporte un peu de chaleur et de réconfort.
Le soleil n'est plus qu'une énorme boule rouge, prête à s'embrocher sur les cimes des sapins. Je rentre en forêt, et le sentier descend rapidement vers un col. Il fait déjà sombre dans le sous-bois.
L'espace d'un instant, une clairière, révèle encore le paysage, noyé dans le crépuscule. Tout près, le Grand Hohneck étend sa masse sombre. Près de lui se campe le dôme du Petit-Hohneck, sur le flanc duquel s'accrochent les maisons du Gaschney. C'est dans les rochers mythiques qui habillent ses pentes que se trouvent les paysages les plus impressionnants des Vosges.
Le soleil a disparu. Aussitôt, le vent s'est levé, brusquement frais. Je peux suivre des yeux les phares des voitures qui montent les lacets du col de la Schlucht. Tout près, la grande maison du sanatorium de l'Altenberg dessine ses contours sur le ciel limpide qui s'assombrit. Derrière le faîte, je devine les rochers hérissés des Hirschsteine, qui veillent sur des cirques abrités où sommeillent des tourbières envahies d'herbes dorées.
C'est de nouveau la forêt, bien sombre maintenant. Le vent souffle, on frissonne. Le soleil a donné l'illusion de la chaleur, mais l'automne est bien avancé, et il fait froid.
Le chemin change brusquement de direction. Je suis au sommet du Spitzenfels, dont je ne vois même plus les arêtes découpées d'un ciseau acéré. Tout aussi brusquement, il se met à descendre.
Les feuilles et les cailloux glissent sous les pieds. Mais la forêt s'éclaire légèrement. J'ai atteint le sommet d'une piste de ski, et des lumières s'allument tout en bas : les nombreux hôtels qui font du Col de la Schlucht un petit village. Il fait un peu plus clair, avec toutes ces lumières artificielles. A l'horizon, les pentes du Montabey sont encore frangées de rose. La lune vient d'apparaître, grasse et blanche.
Le vent souffle toujours, l'éternel vent du Hohneck, le froid engourdit la montagne.
Une étoile perce la voûte céleste.

Le Col de la Schlucht est le plus élevé des grands cols de traversée des Vosges. C'est aussi le plus récent.
Des documents dont l'authenticité est douteuse prétendent qu'au Moyen-âge, le passage se faisait par la vallée de la Fecht, le Rothenbachkopf et La Bresse. Le passage était plus élevé, mais ce col entre Montabey et Spitzenfels, fût-il plus bas, était un défilé - c'est le sens de son nom - très difficile d'accès, car très rocheux.
De nombreux projets avaient été établis au 19e siècle, pour construire une route qui aurait prolongé la vallée de la Fecht après Metzéral pour rejoindre la Bresse, mais ils n'aboutirent pas.
C'est un industriel de Munster, Hartmann, qui est à l'origine de la route actuelle. Les travaux commencèrent en 1842. Napoléon III passa par là, venant de Plombières. La route était en chantier, et il dut, paraît-il, faire une partie à pied, de l'Altenberg au col, sous une pluie battante. Ce n'est qu'en 1869 que Munster était relié à Gérardmer par ce col de 1139 mètres. Il avait fallu, et ce n'était pas la moindre difficulté, percer deux rochers :l'un du côté alsacien, juste avant le col, l'autre du côté vosgien, la Roche du Diable. A la fin du siècle, on construisit aussi deux petits chemins de fer à crémaillère, l'un de Munster à la Schlucht, l'autre de Gérardmer au Hohneck. Ces trains étaient nombreux dans les Vosges. Ils ont hélas tous disparu.
Depuis, une station de sports d'hiver s'y est installée et ses parkings sont pleins, été comme hiver.

Le vent souffle en rafales froides. Aujourd'hui, on est passé de l'été à l'hiver. C'est ainsi dans les Vosges. Les arbres perdent leurs dernières feuilles. La tempête hurle dans la montagne. Peut-être dans quelques jours la première neige tombera-t-elle. Alors toute la crête sera couverte d'un épais manteau blanc, qu'elle gardera plusieurs mois. Ce n'est que vers le mois de mai que les sentiers de la crête redeviendront praticables1. Sur le projet du rectangle rouge, j'ai parcouru quelque 345 kilomètres, il m'en reste une centaine sur ce chemin assez long pour joindre Strasbourg et Paris, une centaine de kilomètres qui comptent parmi les plus beaux des Vosges.

Tout le plaisir m'attend donc encore. La neige viendra puis disparaîtra. Bientôt, quand depuis la plaine, le Hohneck apparaîtra flanqué du Tanet et du Rothenbachkopf, on croira peut-être, sous la clarté de la lune, voyant étinceler les rochers blancs, que la neige n'attendait que mon départ pour effacer le sentier au rectangle rouge.

1 C'était ainsi dans les années de ma randonnée... J'ai traversé un jour au Markstein une tranchée du huit mètres de profondeur ouverte par un chasse-neige dans une congère. Et puis la neige a déserté les Vosges.

© Bonnet 2005

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