Passage connu depuis l'antiquité, le Col du Bonhomme doit son nom, dit-on, à Saint Dié, réputé pour sa bonté, et qui passe pour le fondateur du village du Bonhomme. Le bourg avait donc une certaine importance, car il contrôlait un passage commode vers la Lorraine. Sur un minuscule piton rocheux qui domine la pente abrupte, les Eguisheim fondèrent un castel, appelé Gutenbourg, qui passe ensuite aux Ferrette, puis aux Habsbourg et enfin aux Ribeaupierre. Ce nid d'aigle dont la surface utile ne dépassait pas 20 m2 était une clé de l'Alsace.
Il reste bien peu de chose du Gutenbourg, tout au plus un pan de mur sur le rocher, et une belle vue sur le vallon.
Le chemin de la Tête des Faux s'engage sur l'autre versant. En face de l'Eglise, notre sentier traverse la Béchine, puis s'engage à travers prés. Caillouteux, il grimpe entre des clôtures qui n'enclosent plus rien ; à deux pas, une vache est attachée à un piquet ; à grands coups de queue, elle chasse les mouches qui, pas folles, se posent hors d'atteinte de cette arme naturelle. Voyant passer les trains de randonneurs, elle pousse de retentissants beuglements.
Le chemin s'élargit, des fermes sont dispersées sur la pente. Le village du Bonhomme s'étend tout en bas, le clocher de l'église pointe fièrement. Au fond, sur l'autre versant de la vallée, le Brézouard dresse un rempart éblouissant de toutes les nuances de fauve et d'ocre qui domine la scène. Le Gutenbourg s'accroche désespérément à son pic. Des voitures brillent au soleil en passant au col des Bagenelles.
La route court à travers les prés, en pente douce. Le fond de la vallée se dévoile au loin.
On atteint la forêt, une haute futaie de sapins, qui filtre la lumière. Puis les arbres s'écartent et la montagne s'étend devant moi, rempart sombre et démesurément haut, après les prés riants et leurs fermes.
Il y a du monde sur le chemin. Des promeneurs m'abordent : leur voiture est au col du Calvaire, ils cherchent le cimetière Duchesne. Ils sont perdus. Bien perdus en effet, je les remets sur le droit chemin, d'ailleurs le même que le mien.
Voici une ferme abandonnée : c'est la ferme de l'Etang du Devin1. Tout près, je rentre en forêt ; au plein milieu des arbres, au bord du chemin, il y a une espèce de portail qui ne mène nulle part. Ou peut-être vers le monde des sorcières de l'étang asséché2. Bien fou qui s'y risquerait !
Un panneau annonce l'interdiction de cueillir des plantes : la zone de l'étang est protégée, et c'est bien heureux.
Puis le chemin descend, et aboutit devant une grande étendue, bordée de hautes falaises : l'étang du Devin.
Cet ancien étang, transformé en tourbière, est couvert d'une végétation de type alpestre, rare et protégée. Des filets d'eau coulent à travers des fleurs d'une délicate teinte ambrée. Des sphaignes cachent des trous d'eau. Non seulement pénétrer sur cet ancien étang détruirait un biotope riche et fragile, mais ce serait imprudent3.
C'est ici que, d'après la légende, se rassemblent les sorcières. Ce sont de vieilles connaissances, d'ailleurs : les mêmes, paraît-il, qui tentèrent de construire un pont au-dessus de la vallée de la Bruche, ce pont dont les seuls vestiges seraient la Porte de Pierre du Mutzigfels.
Le nom de cet étang provient de Colin le Devin, ou Crimmelin, connu dans la région où il prédisait l'avenir au Moyen Age.
De grandes murailles rocheuses, hautes de 200 mètres, dominent ce cirque. Le soleil a déjà disparu derrière la crête. L'ombre qui tombe sur la tourbière lui donne un air lugubre et magique.
Le chemin monte maintenant en lacets entre les grands hêtres, mêlés aux sapins. Des branchages encombrent le sous-bois, où déjà les hêtres laissent tomber des feuilles rouge feu.
Puis le chemin passe au-dessus des falaises dominant l'étang du Devin, et la forêt redevient verte. De grandes herbes, des roseaux, brisés et couchés, pourrissent sur le sol. Les rochers sont moussus et humides.
Une construction en béton se dresse, menaçante : un de ces innombrables blockhaus qu'on rencontre sur cette montagne. Ici aboutissait le funiculaire montant de Lapoutroie, et les allemands avaient creusé un tunnel de 1100 mètres de long, jusqu'au sommet de la Tête des Faux, leur permettant d'amener depuis le funiculaire en première ligne les munitions et le matériel.
Voici la lisière de la forêt, une étrange forêt de crête, aux arbres rabougris, et aux plantes luxuriantes. Un petit rocher en forme de cube est posé devant mes pas : le rocher du Corbeau. Je suis arrivé à 1145 mètres, déjà 216 mètres au-dessus de l'étang.
Le sol est couvert de bruyères, qui forment un épais tapis, jusqu'à la Tête des Faux qui lève son dôme sombre et tragique. Le sentier est raide, fatigant, et l'atmosphère de la montagne est oppressante. A mesure que je monte, un peu de vue se révèle, mais les lointains sont très brumeux et le soleil déjà bas sur l'horizon : il n'y a donc pas grand-chose à distinguer.
Le sentier grimpe tout droit la pente abrupte. Parfois, il y a quelques arbres, qui masquent des constructions de la prétendue "grande guerre".
Enfin, je débouche au sommet, et entre les restes des casemates, je m'achemine lentement, le souffle court, atterré, consterné, jusqu'au chaos de rocher sur lequel se dresse une simple croix, témoin de la folie meurtrière dont l'humanité est capable. Si au Brézouard l'émotion de la beauté et de la poésie me coupait le souffle, ici c'est une véritable nausée, et j'ai envie de hurler. J'ai déjà côtoyé l'horreur au Struthof, mais elle est bien lissée par des aménagements soignés et un monument impressionnant. Ici, le sommet est resté brut, encombré d'enchevêtrements de fils barbelés et rouillés, de poutrelles métalliques, de restes des défenses qui isolaient les tranchées, et de broussailles qui poussent envers et contre tout. Et comme seul mémorial, celle croix de bois nue et pathétique4.
Comment a-t-on pu oser défigurer un lieu aussi magnifique ? Le Brézouard, dans son superbe isolement, à l'air de se poser la même question.
Le sommet fut l'enjeu de combats meurtriers en 1914-1915, et ce sont les allemands qui le fortifièrent ainsi. De tous côtés, se dévoile un paysage magnifique, teinté de rouge par le soleil qui se couche derrière une bande de nuages pourpres, mais aussi les abris, les casemates, les blockhaus qui rappellent la sinistre réalité.
On a combattu ici frère contre frère ! Combien de jeunes hommes ont-ils laissé leur vie dans la boue et le sang ? Et la guerre continue de par le monde, toujours plus furieuse. Quand bien même on ferait disparaître ces barbelés, ces poutrelles, le sommet en resterait marqué. La croix qui se détache sur le ciel où achève de briller le soleil est là, dans son silence poignant pour raconter l'horreur.
Qu'on ne me dise pas qu'une page de l'Histoire s'est écrite là. Ce qui s'est écrit dans l'horreur et la mort, c'est un carnage, et si je veux rendre hommage aux milliers de victimes des combats de la Tête des Faux, c'est en gardant moi aussi le silence. Ce qu'ils ont écrit avec leur sang, personne ne peut en être fier. Pas question de l'oublier, mais pas question d'en faire l'apologie. Leur courage comme leurs angoisses ont écrit des pages sublimes, jusqu'au dernier jour de la guerre. Des cris de peur aux murmures de réconciliation, du désespoir aux illusions, ils ont vécu ici tout ce que peut connaître l'âme humaine. Ils ont traversé l'enfer. Certains sont revenus sur terre, meurtris à jamais.
Je pense aux autres, en silence, en regardant la croix dessiner sur le ciel le signe indélébile de la fraternité.
Je m'éloigne avec cette nausée qui ne me lâche plus. En sautant sur les pierres du chemin escarpé, je rejoins la forêt et les maléfices. Derrière moi, la croix se détache encore sur le ciel pour m'empêcher d'oublier, mais je respire mieux et je rêve à la paix.
Au-delà d'un petit col, voici un chaos de rochers sombres entassés les uns sur les autres : c'est la Petite Tête des Faux. Ce mot un peu étrange signifie hêtre dans le dialecte vosgien de la vallée5, les allemands parlaient de Buchenkopf.
A travers la forêt sombre, encombrée de branches, j'arrive au col entre les Faux et les Immerlins. Ici est établi le cimetière national du Carrefour Duchesne. Il est magnifiquement situé, sous les grands sapins qui le protègent de leurs ramures. Il abrite quelques-unes des victimes des combats. Ils avaient un idéal, dira-t-on, ils en sont morts. C'est grâce à eux que l'Alsace est redevenue française. C'est vrai et je m'en réjouis, mais je me réjouis plus que tout des efforts timides de paix et de réconciliation qui tentent de construire l'Europe. Voilà une page de l'Histoire qui méritera qu'on s'en souvienne.
Le calme et la paix règnent sur le petit cimetière enveloppé dans l'ombre des sapins. Un peu comme si les innombrables victimes de la guerre venaient appeler elles-mêmes à la sérénité et à la vie.
Mais il fait de plus en plus sombre, et je laisse le petit cimetière à la nuit.
Le chemin contourne les têtes jumelles des Immerlins. Parfois, la forêt s'ouvre sur les sombres forêts qui dominent le Col du Bonhomme et la haute vallée de la Meurthe.
Le sous-bois est de plus en plus obscur. Une curieuse lumière rougeâtre semble baliser le chemin, large, défoncé d'ornières. Les frondaisons sont devenues noires. Les arbres craquent sinistrement. Bientôt commencera la ronde des animaux. Ils sortiront de leurs tanières et de leurs repaires, pour chasser, mais eux ne se font pas la guerre. Ils ne tuent que pour assouvir leurs nécessités vitales.
Sur une grande prairie, près d'une piste de ski, voici le chalet-refuge de Tinfronce, avec son grand toit fortement incliné, puis des lignes électriques6, et la route des crêtes. C'est le Col du Calvaire. En contrebas, dort le Lac Blanc.
La nuit est bien tombée, et déjà une étoile brille sur la voûte céleste, encore d'un bleu intense. La lune vient d'apparaître, comme embrochée sur un sapin.
Les derniers promeneurs qui ont passé la journée ici s'en vont. Les derniers phares s'allument et s'éloignent.
Et le silence emplit la forêt, seulement troublé par le cri aigu d'un grillon.
1 Restaurée depuis, elle abrite un gîte d'étape
2 Il s'agit en fait d'un ancien cimetière militaire allemand déplacé et abandonné dont il ne reste plus que le portail ; une plaque en rappelle maintenant le souvenir
3 C'est imprudent pour une autre raison : l'inconscient qui a lâché des vipères aux châteaux de Ribeauvillé a récidivé ici ; elles sont encore régulièrement signalées dans les alentours.
4 Je suis retourné plus tard à la Tête des Faux et j'ai fait l'une des photos qui illustrent cette étape, mais depuis, la croix, trop fragile, n'a pas résisté au vent. Depuis, une autre croix, pas très élégante mais plus solide a été érigée au sommet.
5 J'ai découvert non sans surprise qu'en breton, hêtre se dit faou : les extrêmes semblent se rejoindre.
6 Depuis, EDF a poussé l'indécence jusqu'à ajouter une autre ligne à très haute tension, d'une laideur provocante.
© Bonnet 2005
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