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Le ciel charrie de lourds nuages inquiétants. C'est peut-être de circonstance : j'ai l'intention de monter au Taennchel. La magie et le mystère s'accomodent bien des nuages.
Il y avait trop de monde sur le Hagelpfad, qui monte de Ribeauvillé au Saint Ulric. J'ai préféré contourner les châteaux en suivant le sentier "ombragé" qui remonte la vallée du Lutzelbach. Entre des arbres envahissants et touffus, je monte doucement en travers de la pente raide. Tout en bas me parvient le murmure de plus en plus distant du ruisseau.
Le chemin serpente maintenant dans une futaie plus claire, mêlée de hêtres et de sapins. Le soleil peine à écarter les nuages.
Le sentier s'élève doucement et atteint le col des Renk. A travers les hêtres et les chênes, j'imagine le donjon du Haut-Ribeaupierre. Au milieu du carrefour, un groupe de quatre chênes majestueux semble défier le temps et les orages.
La forêt est plus basse, des sapins en rangs serrés, comme une phalange macédonienne hérissée de lances. Une bande herbeuse d'un beau vert marque l'axe du chemin. Quelques pas sur la crête amène au Cerisier Noir, vaste carrefour où viennent des sentiers qui montent de Thannenkirch et de Dusenbach. Je cherche d'un regard rapide l'arbre mythique, le fruitier égaré au milieu des bois sombres. Est-ce un maléfice, un sortilège pour décourager le promeneur de s'aventurer plus loin dans le monde des géants et des druides ?
Une cabane dans une clairière marque le souvenir d'un garde général des Eaux et Forêts du nom de Hasenclever. Ici le sentier s'engage résolument sur la pente raide, à travers une lande sauvage et de petits sapins. En arrière, déjà lointain, le donjon du Haut-Ribeaupierre émerge des arbres.
Un rocher surgit des herbes jaunes. Le soleil étouffé de nuages donne au paysage une coloration sombre un peu inquiétante. Une large vue s'ouvre alentours. Elle embrasse les collines de Bergheim et celles de Riquewhir. Ribeauvillé est comme un coin enfoncé dans la montagne. Au loin, la Forêt-Noire étire une longue crête.
C'est le Vorder Taennchel. Le rocher commémore la Paix d'Udine. Nous voici emportés en Italie avec Napoléon. La Paix d'Udine préluda en 1797 au Traité de Campo Formio. Qui s'en souvient en abordant le Taennchel ? Un nom anachronique ou prémonitoire.
La forêt exubérante happe le randonneur. A la fois grands sapins et buissons, hautes herbes dures, graminées, fétuques, ajoncs en pagaille. Et rochers épars de toutes dimensions.
Voici, sous l'ombre de sapins dressés comme des menhirs, une large table plate, le rocher de la Garde. Qui protégeait-il, quel monde secret gardait-il ? A partir d'ici commence à serpenter un énigmatique mur païen : un mur de pierres sèches qui rappelle davantage l'enceinte néolithique du Frankenbourg que le rempart pharaonique du Mont Sainte Odile. Mais pour enfermer quoi ? Il suit en ligne la crête du Taennchel : antique frontière entre tribus celtes, mais alors pourquoi seulement dans cette montagne ? fortification romaine ou médiévale, mais pour défendre quoi ? Le mur du Taennchel gardera longtemps son mystère.
Le sentier le longe un moment, pour descendre en contrebas d'impressionnants rochers. Il y a d'abord l'abri, qui s'avance au milieu des forêts comme le rostre d'une galère, où la tradition imagine nos ancêtres accroupis pour entretenir le feu qui donne un peu de chaleur quand la pluie noie la forêt dans son rideau mouvant, mais aussi un druide évoquant les puissances qui dispensent chaleur et pluie et régissent nos vies. Il y a aussi là-haut, par-delà un parterre de myrtillers, le Spitzigfelsen, le Rocher Pointu, qui bondit comme une flèche lancée dans les airs.
Plus loin, le Rocher Bellevue, où se dégage une étroite échappée sur la grande clairière de Thannenkirch, voisine avec la Nécropole, chaos de blocs titanesques.
D'un rocher à un autre, le sentier suit la crête, au milieu des fougères et des myrtilles, sous l'ombre tutélaire de grands sapins. Soudain, la pente s'adoucit et le sentier débouche dans la lumière du soleil qui écarte timidement les nuages. C'est le Rocher des Géants, Hochfelsen. La vue s'ouvre vers la vallée de Sainte Marie et la cordillère qui la borde.
Je me sens frissonner. J'ai atteint l'antichambre du mystère, la porte de la magie. Je suis sur la pointe des pieds le sentier balisé par le rectangle jaune, qui suit la crête du Grand Taennchel. J'entends résonner son nom qui chantait en moi depuis mon enfance, c'est comme une symphonie jouée par l'archet du vent sur les cordes des sapins.
Voici le Rocher de la Petite Fée, et aussitôt après le Rocher des Reptiles, qui darde son regard vers la vallée comme un monstrueux crocodile.
Les savants et les rêveurs d'aujourd'hui parlent d'ondes positives. Le Taennchel serait à un nœud d'énergie tellurique, comme le Mont Sainte Odile. Une amie m'a raconté qu'au cours d'une excursion, un de ces initiés lui avait proposé d'expérimenter ces ondes et d'en faire provision. Il fallait pour cela s'asseoir sur un rocher sans vêtement entre la peau et la source bénéfique. Elle n'en a retiré qu'une cystite.
Je crois pour ma part que le Taennchel est le royaume des poètes et qu'il n'existe pas d'appareil pour en mesurer les bienfaits. Il faut y entrer avec un cœur simple, ouvert, attentif.
Le sentier continue sa montée vers le saint des saints. Le soleil est devenu plus généreux. Il jette entre les rocs et les sapins des ombres pleines de fantaisie et de mystère. Au bord du chemin, des rochers ont la forme de trois guéridons : les Trois Petites Tables.
Alors, on débouche devant un spectacle à couper le souffle : un chaos titanesque, dans un fascinant contre-jour, le plus fantastique groupe rocheux du Taennchel, les Trois Grandes Tables.
Je suis resté là, un long moment, saisi dans la contemplation de ce rocher mythique. Ne dit-on pas, comme au Menelstein, que l'anneau scellé à son sommet était celui où venaient s'amarrer les embarcations de la préhistoire, alors qu'une mer intérieure emplissait l'espace qui séparait Forêt-Noire et Vosges. On murmure même que c'est ici que l'Arche de Noé, dérivant au gré des courants de la décrue du déluge, avait pour la première fois touché terre.
Mais moi, je ne suis plus sur terre. Je suis arrivé aux portes du rêve. Le soleil chatoyant joue entre les failles du rocher avec les feuilles des arbres et y allume mille flammèches.
Des pitons plantés dans la roche permettent d'accéder au sommet. Je m'y suis risqué, mais je l'ai regretté : les arbres trop hauts enfouissent le rocher dans un écrin de mystère et ne laissent pas deviner le monde qui l'entoure.
J'ai eu du mal à m'arracher à la fascination. J'ai fait encore quelques pas jusqu'au point culminant. Ce n'est plus l'exubérance des énormes rochers, mais la sobriété et la sévérité d'une petite clairière, bordée par de hauts sapins, droits comme des hallebardes, qui découpent au zénith un petit carré de ciel de nouveau encombré de nuages. Un petit banc, près d'un repère géodésique. On n'entend que le bourdonnement obsédant des insectes et le vent qui joue dans les arbres.
A regret, j'ai pris le sentier de la descente, à travers la futaie. J'avais un peu l'impression de le suivre comme un somnambule. J'avais les yeux encore si pleins des visions de rêve que je venais de traverser que je ne prêtais plus attention à ce qui m'entourait. Je suis revenu sur terre en débouchant dans la clairière où sont dispersées les fermes du Schelmenkopf. Sortant de la première maison comme un bolide, un chien agressif me tire de ma rêverie. J'ai un geste agacé. Le propriétaire de l'animal, apparemment très amusé de la vivacité de son chéri, s'en offusque. Il m'agresse à son tour :
- Faut pas vous en faire, il mord pas !
- Manquerait plus que ça ! Mais faites attention, moi, ça m'arrive.
Il me regarde avec un air interdit et je m'éloigne en l'entendant maugréer derrière moi.
C'est un réveil désagréable. Je descends sans entrain le large chemin couvert de gravillons et je débouche dans un vaste carrefour où m'attend un sentier plus hospitalier. A travers les grands sapins, il descend vers la Grande Verrerie. Les maisons sont dispersées avec grâce au milieu de la vaste clairière où des verriers s'étaient installés au 17ème siècle, profitant de la source inépuisable de bois pour leurs fours.
> Quelques mots sur les verriers
Sur l'autre versant du vallon, le chemin reprend sa montée. A l'orée de la forêt, il passe devant un refuge puis devient sentier, qui se fraye un passage entre les hautes herbes, vertes et raides.
Voici un chemin horizontal, et en quelques pas, j'ai rejoint la cabane du carrefour Hasenclever puis la borne frontière que constitue le Cerisier Noir.
Pour achever la descente, j'ai choisi le sentier sauvage et humide qui dégringole le vallon de Dusenbach. Après quelques pas dans la forêt touffue, il passe à la Fontaine du Hêtre qui est la source du ruisseau que le sentier, à peine tracé, envahi d'herbes, longe de près en suivant la pente raide. Le site est sauvage et agreste, ténébreux sous les arbres et les nuages. Le chemin, encombré de branches mortes, a l'air de ne plus vouloir finir. Et soudain tout s'éclaire : dans le vallon étroit, la chapelle de Dusenbach s'accroche à son rocher. L'abri du pèlerin et la terrasse semblent déserts dans le soir déclinant. Je m'arrête un instant dans la pénombre de la chapelle, ou une antique Pieta invite à la prière. Après les rochers du Taennchel et le souvenir mythologique des géants et des dieux, après le vent qui se déchaîne en tempête, après les druides, les sortilèges et les maléfices, il y a dans la petite chapelle une atmosphère de paix et de sérénité. Ici, depuis des siècles, s'élèvent les louanges et les psaumes.
> Le pèlerinage de Dusenbach
Revoici le chemin et ses ornières. Puis un sentier s'en sépare sous les pins qui lui donnent une allure méridionale. Il porte le nom d'une antique confrérie implantée à Ribeauvillé depuis le moyen-âge, Maria-Raydt. Le sol est tapissé d'aiguilles qui forment un matelas souple sous les pas. Voici un petit pont de bois qui franchit un ravin caillouteux. Plus loin, la forêt s'éclaircit, le sentier traverse une corniche taillée dans le rocher. Une grille devant une cavité protège une petite statue.
Les arbres fruitiers et les vergers remplacent la forêt, puis le sentier aboutit aux premières maisons de la petite ville. Le soir tombe.

© Bonnet 2005

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