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Une fois n'est pas coutume, ce n'est pas une randonnée que je vais vous présenter ici. Mais c'est un souvenir éblouissant qui restera toujours gravé dans ma mémoire.
C'était le 1er novembre 1978. Il faisait un temps de grisaille, un ciel bas et cafardeux qui laissait s'échapper une fine bruine désagréable. Comme je n'ai pas la foi des cimetières et que je n'avais pas envie de passer toute l'après-midi chez moi, je suis parti en voiture, des bords du Rhin où j'habitais vers la montagne.
J'ai eu raison. Dès Munster, la nuée semblait s'élever, et à peine avais-je franchi les premiers virages de la route de la Schlucht que le soleil apparaissait dans un ciel presque bleu : je décidai de continuer.
Il y a dans les Vosges quatre montagnes qui sont pour moi comme des symboles : le Mont-Sainte-Odile, le Brézouard, le Hohneck et le Grand Ballon. Chaque année, je leur rends une visite respectueuse ; cette année-là, je n'avais pas encore présenté mes hommages au toit des Vosges : je décidai de pousser mon pèlerinage jusque-là.
Je pensais d'abord laisser ma voiture quelque part au bord de la route des crêtes et poursuivre le chemin à pied. Mais arrivé à peu de distance du Markstein, j'ai eu un choc ; devant moi, derrière les lignes des Vosges, les Alpes étaient là, toutes proches. Un appel auquel mon impatience n'a pas su résister : j'ai gardé la voiture jusqu'à l'hôtel du Grand Ballon, en espérant que la montagne ne m'en voudrait pas trop de lui faire ce coup.
J'ai gravi aussi vite que je pouvais le chemin caillouteux, poursuivi par la vision de rêve qui habillait l'horizon. J'ai débouché, tout essoufflé, près du monument des Diables Bleus. Je n'ai même pas vu tout de suite qu'il y avait un monde fou. Mon regard a été capturé par cette frise d'argent et de soleil, cette dentelle ourlée de diamants qui s'étirait face à moi. J'ai fait de nombreuses fois le tour du sommet, reportant sans cesse mon regard sur l'horizon. J'avais déjà vu les Alpes depuis les Vosges, mais jamais avec cette impressionnante netteté.
A cette époque, le sommet n'était pas encore défiguré par ce monument à la technique moderne envahissante, d'une utilité discutable, même si d'aucuns y voient un merveilleux belvédère. Le regard portait dans toutes les directions sans rencontrer d'obstacle. A mes pieds, la plaine était noyée sous un brouillard qu'on aurait dit de Toussaint, mais c'est moi qui étais dans la lumière de la vraie Toussaint. La vallée de la Thur entrait comme un coin entre les montagnes, le brouillard semblait s'y écouler en cascades figées. La Forêt-Noire dessinait ses lignes lourdes et sombres, où se distinguaient le dôme du Belchen, la large croupe du Feldberg, et plus loin, les moutonnements des Blauen.
L'enchantement commençait alors. Là où venait mourir la Forêt-Noire, très loin au-delà du Rhin, je devinais les formes du Vorarlberg. Plus en avant, se dessinaient les montagnes de Glaris, le Glärnisch, la coupole du Tödi. Le Titlis était dressé comme un poing fermé, avec sa brillante escorte. Tout près se levait le Wetterhorn, d'où surgissaient les formes aiguës du Schreckhorn. Derrière lui, le Finsteraarhorn pointait comme le sommet d'un obélisque.
Voici les trois héros de l'Oberland, légende des Alpes suisses, Eiger, Mönch et Jungfrau, puis le Gspaltenhorn avec sa brèche de Roland, les trois sommets de la Blümlisalp. Plus loin encore, les Diablerets et les Dents du Midi laissaient entrevoir les Alpes françaises où se cachait le Mont Blanc.
Devant cette féerique toile de fond, les chaînons du Jura semblaient ramper. Il en émergeait quelques-unes des sommets des Préalpes d'Uri, qui dominent le lac des Quatre Cantons et où s'est signé l'acte de naissance de la Suisse.
Je suis resté des heures au sommet, le regard fixé sur cet enchantement. Le paysage s'écrivait devant moi comme une icône, et au delà des sommets hérissés, j'y lisais mon cheminement, le pèlerinage de ma vie qui s'écrivait sur l'horizon en pics et en falaises, en rochers et en splendeur, en neige et en soleil, en argent et en diamant. J'ai laissé mon regard se noyer dans l'amour de Dieu que j'entrevoyais au faîte de mon chemin, comme un appel, une force irrésistible, une promesse éblouissante. J'avais les yeux pleins de soleil, les oreilles remplies de vent et de musique. Mon chemin pourrait continuer de traverser des ravins d'angoisse et des zones de ténèbres, j'aurais toujours devant moi la lumineuse promesse de la vie plus forte que tout.
Le soleil baissait, l'air fraîchissait et en chassant les touristes, apportait le silence. Je n'ai même pas vu le soleil se coucher. L'ombre envahissait les pentes, les escarpements, les crevasses, faisant pâlir la neige et les glaciers. La frise des Alpes s'est atténuée sur l'horizon. J'ai cru voir sur le ciel devenant sombre, l'observatoire du Sphinx, petite lumière brillante au pied de la Jungfrau. Mais peut-être était-ce une étoile descendue sur terre pour admirer la montagne.
Quand j'ai repris conscience, il n'y avait plus que moi au sommet, la nuit était venue. Sur le ciel encore clair s'allumaient des étoiles qui l'éclaboussaient de vie. Comme le petit prince, j'avais l'impression de les entendre rire, mais il n'y avait plus qu'elles comme témoin de mon bonheur.
La descente, sur le chemin caillouteux, fut malaisée, plus encore celle qui me ramena sur terre...
Il y a déjà plus de 25 ans. Je suis revenu souvent au Grand Ballon, tant que la maladie me l'a permis et que son sommet n'était pas défiguré. J'ai vu plusieurs fois les Alpes, mais jamais plus sans un soupçon de brume qui troublait la vision. Plus jamais les Vosges ne m'ont offert la splendeur de ce jour-là. Et je regretterai toute ma vie de n'avoir pas deviné que mon appareil de photos me serait utile. L'image est définitivement gravée dans ma tête mais il n'en restera pour les autres que des miettes.
Je suis allé dans les Alpes. J'ai découvert le Jungfraujoch et les paysages immenses qui se révèlent depuis l'observatoire du Sphinx ; j'ai vu la puissance du Cervin et la majesté du Mont Rose, les champs de neige illimités et les escarpements dressés vers le ciel. J'ai connu beaucoup d'émotions, mais jamais autant qu'en contemplant l'infini de l'éternité depuis le Grand Ballon, un jour de Toussaint.

© Bonnet 2004

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