Avertissement :
le texte décrit le sentier tel que je l'ai parcouru il y a une trentaine d'années. Des choses ont pu changer depuis ! Si vous voulez partir sur mes traces, prenez la précaution de préparer votre randonnée avec les outils d'aujourd'hui (cartes, guides...), c'est plus prudent !
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Prenons la route de Kappelbronn. Voici des maisons à colombages, aux balcons et aux fenêtres fleuries. Cet endroit maintenant charmant devait être autrefois mouvementé, puisque Urmatt évoque un pré aux aurochs. On imagine mal un troupeau de ces bovins savages prenant le frais dansée et s'abreuvant aux bords de la Bruche. Il ne reste d'eux qu'un souvenir et un nom de village... A la lisière de la forêt, je m'attendais à trouver un chemin vers la vallée de l'Eimerbach. Mais je marche maintenant depuis trop longtemps. Si ça se trouve, lui aussi s'est bouché, depuis la descente épique du Schneeberg, je m'attends à tout.
Mais en voici un autre. Ma précieuse carte indique qu'il rejoint aussi la vallée de l'Eimerbach. Je le suis. Il est ombragé de hêtres centenaires, dont les feuilles mortes encombrent encore le sol. Mais elles disparaissent dans des buissons verdoyants. Voici une clairière ; des petits sapins, en rangs serrés, s'élancent à l'assaut de la pente.
Voici enfin la bonne route ; il ne reste qu'à la suivre le long de l'Eimerbach jusqu'à la maison forestière Kappelbronn.
Parfois, le ruisseau s'étale, divague en plusieurs bras presque sans courant. D'autres fois, il passe entre des rochers, encaissé. On pourrait même faire un cours de géologie, et mettre en évidence le lit mineur et le lit majeur, qui n'est occupé qu'à la fonte des neiges.
Les arbres sont maintenant petits, mais on voit quelques grands sapins émerger de la masse.
Le ruisseau coule au fond d'une gorge, un canyon en miniature. La route s'élève doucement. Elle est revêtue de cailloux irréguliers qui rendent la marche difficile.
La vallée se resserre, les pentes sont raides, couvertes d'éboulis. Parfois, le ruisseau tombe en cascades, sautant de grands blocs de rochers, se frayant un passage étroit entre les parois escarpées. Ailleurs, la pente s'est éboulée ; les arbres qui poussent au bord de l'effondrement semblent ne tenir que par miracle ; leurs racines pendent avec un air bizarre ; des sapins, dont les racines poussent horizontalement à faible profondeur, semblent posés sur l'enchevêtrement.
Une maisonnette à notre gauche est installée près du ruisseau ; on entend le bruit d'une turbine, couvrant celui de l'eau ; placée sur une cascade, elle produit le courant électrique pour la maison forestière. On n'arrête pas le progrès.
Le paysage soudain s'éclaire. Une grande clairière, des prés envahis de hautes herbes, et au milieu, une maison. Voici Kappelbronn. La maison forestière est magnifiquement située. Au-delà des montagnes, apparaît la plaine, encore ensoleillée.
Au-dessus de la maison, s'étagent les sombres forêts du Petit Katzenberg, où se trouve une antique fortification, et du Mutzigfels, point culminant de la région. Sur le col entre ces deux montagnes, se trouve l'énigmatique Porte de Pierre, vers où je vais monter. Au-delà de ces contrées, derrière la grande Côte, le Langenberg, qui nous domine de son cône parfait, s'ouvre le monde mystérieux du Donon.
Kappelbronn : le nom vient de ce qu'autrefois, en ce lieu retiré, se trouvait une chapelle, près d'une fontaine. Seule la fontaine existe encore, et coule doucement. Comme le temps...
Derrière la Maison forestière, le sentier s'élève, d'abord à travers une lande, puis en sous-bois, vers le sombre Mutzigfels, le point culminant des Vosges du nord de la Bruche.
Et de nouveau, c'est l'entrée dans un cercle de magie, royaume des celtes et des fées. La forêt est encombrée de rochers qui gisent épars sur les pentes ; des fougères, des arbustes, des herbes folles sans nombre emplissent l'espace entre les troncs des grands sapins.
Le ciel lui-même s'est couvert. Il étend son manteau sur la forêt, comme la chape des siècles.
Tout dans la région rappelle les celtes qui ont peuplé notre région. Derrière moi, le Vorderer Langenberg, qui lève son cône parfait comme un avant-poste du Mutzigfels, est couronné d'une enceinte énigmatique. Etait-ce un cromlech ? En face, le sommet du Petit Katzenberg porte un gros rocher, où l'on crut reconnaître une très ancienne fortification. Peut-être était-ce le Château de la Muraille, que Cassini avait porté sur sa fameuse carte de la région au 18ème siècle. Peut-être aussi ces pierres sans âge ont-elles vu les siècles s'ajouter aux siècles avant que ne les couvre la mousse, le mystère et la légende.
Les hautes herbes, les fougères encombrent même le sentier, plusieurs fois resserré au point de se boucher. On ne rencontre personne ici. C'est le royaume impénétrable des dieux. Seul peut en franchir la porte invisible celui qui a s'est pénétré des mystères de ce sanctuaire des monts.
De loin en loin, une route forestière rappelle pourtant l'existence de l'homme. Là-haut, voici un mirador de chasseur, qui évoque le Chasseur Sauvage entraînant sa chasse infernale dans les nuits de tempête...
Voici enfin le col entre le Mutzigfels et le Katzenberg. Un rocher aux formes étranges est campé là. On dirait un portail monumental qui ouvre vers un palais de géants, comme la porte visible de ce monde étrange.
C'est la Porte de Pierre, Türgestell. Au milieu de la forêt, des blocs épars sans nombre semblent les débris de la construction fantastique qu'avaient entreprise les sorcières : un pont aérien, qui aurait joint ces sommets à l'autre rive de la Bruche, près du Heidenkopf, où on retrouve les mêmes paysages. Cette "porte de pierre" en aurait la première arche, le premier pas de cette entreprise démesurée.
Au milieu de ce chaos de rocs chargé de mystère, à travers la végétation envahissante, j'ai repris l'ascension. La Porte de Pierre est à 850 mètres d'altitude, il m'en reste 159...
Au loin, le bruit d'une scie électrique fend l'air. D'autres hommes ont bravé l'interdit et se sont aventurés dans ces contrées sauvages.
Le vent s'est levé, le ciel est bas sur l'horizon des montagnes proches ; il fait lourd, l'orage menace.
Enfin, voici la dernière pente, au milieu des grands sapins qui seuls montent encore à l'assaut des pentes, au milieu des rocs. Quand j'arrive au sommet, devant cet amoncellement de blocs de grès, les nuages s'entrouvrent et le soleil me salue !
Malheureusement, les arbres ont poussé, et du haut de ce rocher trop bas, on ne voit plus rien. Tout au plus peut-on s'imaginer au loin le grand maître de ces lieux, la montagne sacrée de nos ancêtres, le Donon...
En haut de ce Rocher de Mutzig - Mutzigfels - j'ai atteint la plus haute altitude depuis mon départ de Wissembourg : 1009 mètres. C'est la première fois que le sentier passe la cote 1000. Dérisoire ? Peut-être si on la compare avec les hautes montagnes de notre planète. Ici, plus qu'un symbole, marqué du sceau de la poésie.
Mais l'orage menace toujours, le soleil s'est de nouveau voilé. Rapidement, je suis au col du Narion, 80 mètres plus bas. Des arbres abattus barrent le chemin ; des herbes envahissent encore le sous-bois.
Délaissant le chemin qui contourne à niveau constant les croupes jumelles du Narion et du Noll, je parviens rapidement, au milieu des herbes et des arbres bas qui jettent un éclairage curieux, sombre et triste, au premier de ces sommets, le Narion. Un petit rocher aux formes tourmentées semble vouloir se hisser plus haut encore. Peine perdue, le Narion est un candidat malheureux au "Club des 1000 mètres", il n'en a que 999 !
En suivant la crête, à travers les sapins bas, dans un sous-bois humide, je rejoins le Noll, à 991 mètres. Une clairière s'ouvre au sommet. Au milieu des sapins, un hêtre curieux s'est égaré ; plusieurs troncs poussent à partir de la même racine, comme les tentacules d'une pieuvre.

Tout près de moi, un arbre craque et s'effondre sous les coups des bûcherons.
Je redescends maintenant le long de la pente. Le vent s'est tu, mais un roulement de tonnerre résonne dans le lointain.
Les sapins sont couverts de lichens, il n'y a aucune autre végétation que des plaques d'une herbe très fine, très souple, qui semble du gazon. Les branches mortes des sapins, blanchies par les lichens, les font ressembler à des fantômes, à une armée de spectres décharnés, qui défendent l'entrée de ces lieux sacrés, prêts à attaquer et à pourfendre le téméraire non-initié qui aurait l'audace de s'y engager.
Puis la végétation reprend à mesure qu'on descend. Les sapins sont alignés comme des sentinelles, comme une phalange macédonienne en rang serré, lance au poing. La pente est de nouveau très raide, encombrée de rochers. Puis les fougères, les mousses, les hautes herbes réapparaissent, et enfin les broussailles.
Je suis au Haut du Narion. Pourquoi d'ailleurs Haut du Narion, alors qu'il est 263 mètres plus bas ? La toponymie est parfois déroutante. C'est un petit col, qu'on salue aussi du nom de Barraque Carrée, mais il ne faut pas y chercher de construction. Je me suis maintes fois demandé d'où venait ce double "r" : faute d'orthographe ou de copie pour une ancienne baraque disparue ? Les bergers catalans appellent ainsi leurs cabanes en pierre sèche, mais que viennent-ils faire au Donon ? Honnêtement, je n'ai jamais vraiment cherché et ça ne m'empêche pas de dormir. Si ça se trouve l'explication est toute simple et je me suis creusé les méninges pour rien. Si vous la connaissez, prévenez-moi, je m'endormirai moins bête...
Ici passe la route des Russes, cette fameuse route des crêtes du massif du Donon, qui, depuis la haute vallée de la Mossig, par Windsbourg, le Spitzberg, le Hengst et le Grossmann, rallie le Donon. C'est une route magnifique, qu'il faut pouvoir parcourir, sans hâte, au pas du randonneur, en admirant les splendides paysages qu'elle offre. De toute façon, depuis les années où j'ai parcouru ces sentiers, elle a été fermée aux voitures. Ce n'est pas dommage pour les randonneurs, mais les handicapés n'y ont plus accès.
Continuons le sentier ; parfois, la végétation pousse à tel point qu'elle l'étouffe ; il faut se frayer un passage à travers les bruyères. Derrière moi, se dessinent le Noll et le Narion, et au delà, le Langenberg, et cette clairière de laquelle, tout à l'heure, j'apercevais le Donon.
Le sentier débouche sur un chemin forestier qui se termine là en cul de sac. Les arbres sont moins serrés, des buissons, des taillis épais poussent au milieu des rocs ; des torrents minuscules, des filets d'eau, coulent le long de la pente.
Une voiture est arrêtée au bord du chemin ; sur la vitre arrière, une étiquette affirme que son propriétaire aime Swipe. Il semble aussi aimer les framboises, car un coup d'œil indiscret en passant me permet de voir à l'intérieur un grand seau plein à ras-bord.
Devant moi, de grands troncs de pins écorcés et abattus bordent le chemin ; une vieille petite table de bois, et des bancs contemplent un paysage attachant. A travers une échancrure dans la forêt, apparaît la vallée de la Bruche, et les sombres forêts qui couvrent ces montagnes ; au fond se profile le massif du Champ du Feu ; un pâle soleil éclaire l'ensemble. Un instant de détente avant d'aborder la dernière pente vers le temple sylvestre des celtes.


© Bonnet 2004

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