Avertissement :
le texte décrit le sentier tel que je l'ai parcouru au début des années 1970. Des choses ont pu changer depuis ! Si vous voulez partir sur mes traces, prenez la précaution de préparer votre randonnée avec les outils d'aujourd'hui (cartes, guides...), c'est plus prudent !
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Il fait un temps superbe. Un chaud soleil d'automne, qui embrase la nature dans un air léger et transparent. Quand je quitte le Col du Calvaire, il y a déjà foule. Les promeneurs du dimanche ont envahi la montagne, profitant d'un des derniers beaux jours. Sur les sept kilomètres qui viennent, du Calvaire au collet au-dessus du Lac Vert, j'ai croisé dans les deux cents personnes.
Le mot Gazon est le terme générique dans la région pour désigner ces sommets couverts de pâturages ras et brûlés par le soleil, en pente douce du côté lorrain.
Le sentier monte encore en forêt, mais pour peu de temps. C'est une hêtraie d'altitude, aux arbres bas et rabougris, aux racines noueuses qui traversent le sentier, mêlée de quelques sapins. Mais la forêt semble peiner et ses élans fatigués n'atteignent plus la crête. Les spécialistes se sont posé l'épineuse question : si les sommets sont déboisés et couverts de chaume, est-ce parce que l'altitude n'est plus propice à la forêt, ou parce que celle-ci, déboisée par les marcaires au cours des siècles, a disparu ? Il y a sans doute un peu des deux. Renvoyons les spécialistes dos-à-dos et entrons dans cet univers nouveau, ce toit du monde où les rochers, la terre et l'herbe ont signé un pacte avec le ciel.
A l'orée de la forêt qui s'arrête à distance respectueuse du faîte, voici le soleil, qui dore la lande jaune et ocre. Sur la droite, le pâturage s'étend en doux moutonnements, à gauche il est bordé d'une rangée de sapins serrés les uns contre les autres, à peine des broussailles.
En contrebas s'étend le Lac Blanc. Mais les arbres le cachent. Je profite d'une petite trouée dans l'épais rideau pour le franchir. En quelques pas, me voici sur le rebord : le lac étale ses eaux d'un bleu intense. Les rochers de granit étincellent au soleil. Toutes les parois sont des amoncellements hérissés de rochers blancs, des pentes verticales, vertigineuses, des abrupts inaccessibles de 300 mètres de haut. Les Vosges ont changé de visage. Les petites collines se sont redressées et prennent une allure alpestre. La crête est burinée d'un ciseau aigu. Le Rocher Hans, tout au bout du lac, veille, avec un air menaçant, rappelant ce château mythique et son seigneur impie qui défia Dieu et les saints. Mal lui en prit : dans un terrible coup de tonnerre, château et occupants furent précipités dans l'abîme du lac.
Je reprends le chemin du sommet. Les vastes pâturages s'étendent à perte de vue jusqu'à l'azur de l'horizon. On monte sur un gazon, on redescend vers un autre. Les dépressions entre ces croupes arrondies sont marécageuses, et bien qu'il n'ait pas plu depuis plusieurs semaines, le sol est boueux. C'est d'ailleurs l'origine du mot Faing (ou faigne), qui désigne un espace marécageux et tourbeux en altitude.
Après le Reisberg, voici le Soultzerer Eck. De cette cime, affirme un chroniqueur du 18ème siècle, le regard se perd jusqu'à apercevoir douze évêchés. Je l'ai cru sur parole et je n'ai pas cherché à savoir s'il avait raison. Le Lac Noir, invisible, a remplacé le lac Blanc au pied des falaises.
Vers l'occident, les collines s'étagent en pente douce, légères ondulations qui se perdent dans la brume qui emplit l'horizon. Le soleil brille juste devant moi.
J'arrive sur un gazon plus haut que les autres, et la vue s'ouvre vers la gauche. Devant moi se lèvent la croupe et les impressionnants rochers du Gazon du Faing.
Sagement, les Vosges ont gardé le meilleur pour la fin, comme une symphonie dont les accords, d'abord discrets et mesurés, s'enflent dans une imposante coda. Cette promenade sur la crête est grandiose, exaltante et inoubliable.
Le Guide Michelin accorde une étoile au Gazon du Faing. Soit le rédacteur n'y est jamais venu, soit il n'a pas été sensible à ce paysage contrasté, à la fois doux et violent, harmonieux et rude.
Gazon du Faing, Taubenklangfelsen, à 1303 mètres, voici la plus haute altitude, depuis Wissembourg, un des dix plus hauts sommets des Vosges. Du côté lorrain, la pente est douce, la montagne est paisiblement arrondie, penser que ce pâturage est un des pinacles de notre pays peut donner à sourire. Il n'en est pas de même du côté alsacien. D'énormes rochers forment des parois verticales de plusieurs centaines de mètres de hauteur, un peu comme si la montagne s'était effondrée. Le petit lac du Forlet qui se blottit au pied des falaises semble pris dans les mâchoires d'un colossal étau.
Le soleil dessine une ombre immense au pied de la paroi verticale. Ses contours irréguliers, heurtés, touchent la ferme et le bord de l'étang. L'escarpement est hérissé de rochers blancs entre lesquels s'accrochent quelques sapins héroïques, qui étendent des branches pathétiques, nues et blanchies. La nuit, quand la lune les effleure de sa clarté blafarde, ils sont pareils à des spectres surgis des profondeurs.
Le soleil, déjà bas, tourne et l'ombre a vite gagné toute la surface du Lac du Forlet. Connu sous les appellations de Forellenweier, Föhrenweier, Etang des Truites, et Reif tou blan en patois vosgien, cet étang d'une superficie de 3 hectares et d'une profondeur de quelques mètres contient 147 000 mètres cubes. Situé à 1061 mètres, c'est le plus élevé des lacs vosgiens.
L'abbaye de Murbach possédait en ces lieux sauvages ses viviers : on voit encore en arrière du lac, au pied de la falaise, l'emplacement d'un ancien étang, appelé Karpfenweiher (la mare aux carpes). C'est entre 1849 et 1853 que fut aménagé le lac du Forlet avec la construction de la digue, pour remplacer l'ancien étang asséché et alimenter la Fecht.
C'est dans ce décor de tragédie que les paysans des environs de Munster s'étaient conjurés contre la puissante abbaye du Val Saint Grégoire. On dit qu'un berger avait enterré là jadis les clochettes de tout son troupeau. Le jour où ces sonnettes se mettraient à tinter, la libération serait proche. A ce jour elles n'ont jamais tinté mais les opprimés du monde entier ne perdent pas l'espoir de la délivrance.
Me voici sur le rocher, au bord de l'abîme1. Le petit lac sommeille, entouré de pâturages et de sombres forêts. Au fond du décor, la chaîne du Petit Ballon s'étire derrière l'arête tristement célèbre du Linge, du Baerenstall, du Schratzmaennele, où s'inscrivirent de sombres pages de l'histoire de l'Alsace, au cours de la guerre de 1914.
Vers le midi apparaît le majestueux Hohneck et au delà, le Grand Ballon semble installé sur un trône.
Des nuages voilent l'horizon, mais au-dessus de la fine bande rose, une dentelle blanche se découpe sur le ciel bleu. Les Alpes sont là, délicate œuvre d'art, dentelle d'une blancheur étincelante brodée de soleil.
Le même paysage demeure au long de la descente. Les Alpes s'estompent lentement à l'horizon. Les pentes raides se succèdent, faisant place à d'immenses rochers, devenant des éboulis. Parfois, un arbre s'accroche avec témérité au bord de l'abîme.
Depuis le Col du Calvaire, le sentier suit les bornes, marquées F et D, France et Deutschland. La frontière passait par là de 1871 à 1918, et de 1940 à 1945. Folie des frontières. Ici aussi, on s'est battu. Puisse de la violence faire enfin germer la paix !
Je continue à suivre cette ligne imaginaire, absurde. Le sentier monte, descend, longe toujours l'imposant escarpement. De loin en loin, un rocher s'élève plus haut, et on le voit s'allonger jusqu'au fond du précipice, en une paroi lisse.
Voici le Gazon de Faîte. Rien n'a changé au paysage. En arrière, le Gazon du Faing se dresse, avec ses pentes d'éboulis et ses rochers.
Et le sentier se poursuit sur le chemin de ronde de ce château de géants, sur cette muraille démesurée.

Quelle merveilleuse leçon de géographie. Les manuels disent bien que les Vosges sont asymétriques, en pente douce du côté lorrain, en pente raide du côté alsacien, mais ils ne peuvent pas laisser deviner la réalité de cette crête titanesque. Ils prétendent que les sommets des Vosges sont arrondis, et qu'ils doivent à leur forme leur nom de ballons, ce qui d'ailleurs est probablement faux2. La réalité est beaucoup plus contrastée. Les rédacteurs de livres de géographie doivent être des parisiens que le voyage a fatigués avant d'arriver dans les marches orientales et qui n'ont donc jamais vu les Vosges de près3. Ils ont donc des excuses, si l'on veut.
Le sentier s'éloigne maintenant du rebord, après un dernier regard sur l'abîme. En une pente douce qui se redresse peu à peu, le chemin descend le long du Gazon de Faîte, pour rejoindre la route des crêtes, qu'on atteint près de l'endroit joliment nommé Gazon Martin. Un petit parking accueille les intrépides qui n'ont pas peur de quitter leur armure automobile pour s'exposer comme des chevaliers désarmés à la caresse du vent et du soleil et partir à la découverte d'un terrifiant inconnu. Les autres doivent se contenter des vues que procure la route.
Au fond de la vallée, masqué par la forêt basse, c'est maintenant le Lac Vert qui contemple les sommets. En avant, se lève le Tanet.

1 Ce rocher me rappelle un souvenir cuisant : revenu - seul, c'est imprudent ! - au Gazon du Faing par le même chemin, j'ai fait un faux pas dans les blocs instables près de la table d'orientation et je me suis fait une sérieuse entorse. Il a fallu que je revienne sur mes pas pour retrouver ma voiture au col du... Calvaire, avec une cheville enflée et bleue, en boîtant, sans éveiller la moindre question chez les randonneurs que mon pas devenu lent gênait et qui devaient me dépasser en maugréant.
2 Ce qui n'a pas empêché que le Parc Naturel des Hautes Vosges (qui n'existait pas encore à l'époque de ma randonnée) de se nommer "Parc des Ballons des Vosges". En toute rigueur, il n'y a que quatre montagnes qui s'appellent du terme de "Ballon" (Grand Ballon ou Ballon de Guebwiller, Petit Ballon, Ballon d'Alsace et Ballon de Servance), et leur nom semble semble s'apparenter à celui du dieu gaulois Belen.
3 Je parle des rédacteurs de mon enfance et de ma jeunesse. Si les choses ont changé depuis, j'en serais le premier heureux, mais je ne fréquente plus les livres de géographie.

© Bonnet 2005

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